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Billet de blog 13 mai 2025

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Patronyme de Vanessa Springora ou l'école du transgénérationnel

Le deuxième roman de Vanessa Springora s'inscrit dans un courant culturel qui s'attache à repenser l'individu et la liberté.

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Patronyme, le deuxième roman de Vanessa Springora, est une enquête familiale sur le père et le grand-père de l’autrice, déclenchée par la découverte d’une photo de ce dernier, une croix gammée au bras. En dépit de nombreuses zones d’ombre dans leurs vies où peut se nicher le pire, le portrait de l’un comme de l’autre sont incroyablement touchants — surtout celui du père.

L’émotion, la sincérité, le style ainsi que ce que l’écrivain Lionel Duroy, avec qui j’en ai parlé il y a peu, et qui l’a beaucoup aimé, lui aussi, appelait « la prudence » du livre — à savoir cette manière d’amener tranquillement les choses afin de ne pas se laisser dépasser par elles — suffiraient à le distinguer et à en encourager la lecture.

Mais il y a autre chose qui me pousse à penser qu’il fera date : le fait qu’il offre une nouvelle confirmation des principes de ce que je propose d’appeler l’école du transgénérationnel.

Depuis quelques années, les sciences, les arts, la littérature, le cinéma ou les émissions télévisées explorent l’idée d’une transmission inconsciente des traumatismes vécus par nos ancêtres.  

Des scientifiques, comme la neuro-épigénéticienne Isabelle Mansuy, approfondissent cette hypothèse qu’un chercheur aussi éminent que Joël de Rosnay va jusqu’à qualifier de plus grande découverte médicale de ces dernières années.

Des psychologues cliniciens comme Bruno Clavier ont popularisé ce genre d’investigations allant chercher dans les ascendants des patients les raisons de leurs souffrances inexpliquées si l’on s’en tient à leur existence propre, en particulier des plus jeunes, peu soupçonnables de surinterprétation quant aux pathologies, blocages, phobies, obsessions qu’ils éprouvent, et qui disparaissent quand leur cause transgénérationnelle, une fois mise au jour, est placée à leur portée cognitive au moyen d’un récit.

Sans y faire mention, le livre de Vanessa Springora traduit ainsi littérairement ces découvertes, pressenties par les mythes, comme celui de la réincarnation, structurées et approuvées par les sciences, si on le met en regard avec son précédent, le bouleversant Consentement, avec lequel il fait système. Je ne crois pas trahir la pensée de cette admirable écrivaine en affirmant que ces deux hommes dont l’histoire se prolonge en elle ont malgré eux contribué à la pousser dans les bras de Gabriel Matzneff.

C’est justement cette précédence de l’exposé littéraire de la tragédie, sans la mention de ses causes antérieures à la vie de l’autrice, délivrées après coup qui signale Patronyme parmi les livres qui, comme La Carte Postale d’Anne Berest, les Enténébrés de Sarah Chiche, l’Origine de la Violence de Fabrice Humbert, Les presque sœurs de Chloé Korman, L’art de perdre d’Alice Zeniter, Lignes de faille de Nancy Huston, ou Venir après de Danièle Laufer, tâchent eux aussi d’éclairer son présent au moyen d’un passé qu’on n’a pas vécu.  

La psychanalyse reposait déjà sur la notion de névroses familiales, transmises de génération en génération. Mais, qu’elle soit freudienne ou jungienne, cette discipline en propose une analyse structurale plus qu’événementielle, idéale-typique plus qu’individualisée, où la singularité des histoires familiales se résorbe dans l’universalité des grands idéaux-types, dans l’ampleur des grands récits archaïques, que la cure a pour finalité de dégager de leurs particularismes. Quant au naturalisme d’Émile Zola, il donnait à voir des familles qui étaient au fond comme un seul être à plusieurs corps, mais plaçait dans le sang la cause irrémédiable des crimes et des fortunes, et non dans ce qui vient, à chaque génération, en troubler le cours - guerres, meurtres, enlèvements, viols — pour le malheur de celles et ceux qui viennent après.

L’école du transgénérationnel fait ainsi sa place au hasard dans l’analyse de la volonté et du parcours individuel, en tant que la vie, toujours contingente, des ancêtres, l’oriente : les choses auraient pu être autrement si ceci ou cela n’avait pas percuté la ligne continue des générations jusqu’à moi — Matzneff ne m’aurait pas attirée dans ses rets si mon grand-père n’avait pas été, un temps, nazi, ou si mon père avait eu la lucidité ou le courage d’interroger ce passé, au lieu de tâcher vainement d’être fidèle, un moment de sa vie, à ce qui confusément lui en parvenait, en devenant militant d’extrême-droite, malgré les désirs qui, plus en profondeur encore, le travaillaient.

Liberté et déterminisme se mêlent dans ce courant qu’est l’école du transgénérationnel. Ses adeptes s’efforcent, comme ceux d’autres doctrines antérieures, de penser la transcendance dans l’immanence, et de dépasser, sans l’y dissoudre, l’individu et sa finitude accablante dans une temporalité qui le traverse et qu’il traverse, qui le conditionne et qu’il conditionne.

Car, loin d’être un énième réservoir à excuses, l’école du transgénérationnel est aussi une école de responsabilité, au sens où ce que nous vivons a des effets sur notre descendance, de chair et de sang, ou d’esprit — car un oncle ou une tante sont eux aussi en mesure de transmettre aux membres de leur famille le mal dont il ou elle n’ont pas su interrompre le cours en lui donnant un sens.

Se découvre alors une nouvelle dimension du devoir : celui de la confrontation avec ce qui obscurément nous travaille et tâche de faire de nous, à notre place, ce que nous sommes, et par-là même un nouvel horizon de conquête pour la liberté. Car c’est bien la liberté qui doit l’emporter dans toute cette affaire. Mais une liberté d’acceptation et d’appropriation.

Le très beau livre de Vanessa Springora, outre le plaisir qu’il procure, montre comment s’y prendre pour se réconcilier avec tout ce qui nous constituait avant même que nous soyons au monde. Drames et mauvais choix d’antan, dont nos vies doivent inscrire l’écho dans leur harmonie propre.

« Chaque individu, qu’il le veuille ou non, est le dépositaire d’une histoire qui ne lui appartient pas, et dont il ne connaîtra jamais les contours, une histoire estompée par le temps, remodelée par l’obscur fonctionnement de la mémoire, par les récits qu’on a bien voulu lui en faire » (p.342).

C’est bien cette harmonie, cette musique, qui, par la littérature, se donne à lire et à entendre dans Patronyme de Vanessa Springora.

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