Abasourdi par la tournure des événements, je me suis entendu penser que le pire c’était qu’on l’interdise de parler.
Le chirurgien Ghassan Abu Sittah, invité depuis des mois par la sénatrice Raymonde Poncet Monge à s’exprimer au Sénat ce samedi 4 mai, a été dès sa sortie d’avion empêché d’entrer sur le territoire français. Sous des prétextes fallacieux et juridiquement douteux, la police l’a détenu et lui a confisqué son téléphone pendant plusieurs heures1. Dans la salle Clémenceau du très intimidant sénat français, la gronde commençait à se faire sentir. Comment la France pouvait-elle humilier de la sorte un homme qui depuis trente ans soigne des bléssé·es sur des territoires ravagés par la guerre comme en Iraq, au Liban, en Syrie, et bien sûr en Palestine ? On attendait d’autant plus son témoignage qu’il a opéré ces derniers mois, autant qu’il a pu, sous l’égide de Médecins Sans Frontières, à l’hôpital Al-Shifa, le plus grand centre médical de la bande de Gaza avant sa destruction par l’armée israélienne. Peut-être nous aurait-il répété ce qu’il a déjà dénoncé à son retour en Angleterre, notamment qu’il y a soigné des patients brûlés au phosphore blanc, alors même que les traités internationaux interdisent son usage sur des populations civiles ? Ou encore que ce à quoi il a été confronté cette fois était sans commune mesure avec tout ce qu’il avait vu jusque là2 ? De toute évidence, c’est cette parole-témoin, ô combien cruciale pour réagir face à des massacres impunis, que la France semblait vouloir taire ce matin.
La pression politique d’élu·es et de juristes a finalement permis au bout de quelques heures que le docteur s’exprime en visio depuis l’aéroport avant son expulsion. Il a tout de suite remis les choses à leur juste place : non, le pire, ce n’est pas l’injustice dont il a été victime en Allemagne il y a quelques semaines, où il fut aussi défendu d’atterrir, au motif que son oncle avait interdiction d’y être « politiquement actif », ni aujourd’hui en France en raison d’une interdiction d’entrer dans l’espace Schengen émis par l’Allemagne. Le pire, nous a-t-il rappelé, c’est ce que vivent les palestiniennes et palestiniens à Gaza aujourd’hui.
Ces quelques mots simples, vrais, évidents, m’ont permis à moi et à d’autres, de nous recentrer sur les faits exposés à la tribune. L’usage de la famine comme arme de guerre par l’armée Israélienne (ce qu’avait déjà dénoncé l’ONG Human Rights Watch3). Les journalistes visés et tués délibérément par l’armée israélienne (RSF comptait 103 journalistes tués en 150 jours à Gaza en mars dernier4). La démolition méthodique des villages, des hôpitaux, des universités, des écoles, des lieux culturels. Les bombardements méticuleux des boulangeries et des systèmes sanitaires, qui comme le rappelait Gilles Devers avec humour (il en faut), ne risquaient pas d’abriter beaucoup de soldats du Hamas.
Ce même Gilles Devers qui démontrait ensuite avec précision le caractère génocidaire de l’entreprise israélienne, s’appuyant sur l’un des critères principaux pour définir ce crime ultime : la « destruction du cadre d’existence » d’un peuple, qui, si on allume régulièrement son téléphone, son ordinateur, sa radio ou sa télévision, ne semble pas très difficile à supposer. Mais depuis quelques mois, le monde semble tourner à l’envers. Les experts et commentateurs supposent que des descendants de victimes d’un génocide massif, d’un holocauste, ne peuvent en toute logique en commettre un à leur tour. Les bourreaux d’hier, dans une démarche a priori saine de rédemption, soutiennent inconditionnellement et aveuglément les bourreaux d’aujourd’hui. Et dans cette confusion généralisée, où personne ne semble plus s’entendre sur les mots ni sur les faits, l’horreur continue.
Ça ressemble à une défaite de la pensée, à un pas de plus vers le délitement du monde, vers les abîmes. Et c’est je crois ce qui rendait cette nouvelle atteinte à la dignité, cet énième muselage de la parole palestinienne, si brutale pour nous qui étions venu·es l’entendre dans un lieu officiel, a priori garant du débat démocratique. Car nous le savons bien, quand on interdit les mots, on interdit la vérité qu’ils portent en eux.
Nous le savons aussi, quand on met un couvercle sur une colère collective, on ne l’éteint pas, on la fait bouillir. Et nous étions en colère samedi. En colère d’en être encore là, témoins quotidiens d’un génocide en cours que rien ne semble pouvoir arrêter. En colère de savoir que des gens intelligents débattent encore sur la sémantique : on aurait le droit de dire massacre, crime de guerre même peut-être bien que cela même ait pu être reproché à certaines forces politiques de gauche, mais pas génocide, ça non puisque la Cour Internationale a statué d’un « risque » génocidaire. Mais alors quoi, un massacre de 40 000 personnes dont la majorité sont des femmes et des enfants, ce ne serait pas si grave ? Sur l’échelle de l’horreur, vous le mettriez en dessous du génocide avéré de Srebrenica où 8 000 hommes et adolescents se sont faits massacrer ? Là aussi, je sens que je peux me perdre sur leur terrain miné. Le nombre ne définit pas un génocide. Parce qu’une vie vaut une vie, qu’elle soit juive, palestinienne, rwandaise, bosniaque, arménienne. « Nous ne sommes inférieurs à aucun peuple, ni supérieurs à aucun peuple. » Ce sont les mots d’Elias Sanbar à la tribune.
Le regard malicieux, toujours un sourire aux lèvres lorsqu’il raconte une histoire, Elias Sanbar semble invincible. D’une dignité hors compétition, il rappelle qu’il se bat encore pour l’égalité et la réconciliation. Une fois seulement sa voix déraille, l’émotion prend le dessus. Et avec lui, je le sens bien, c’est toute la salle qui tremble. Je sens moi-même les larmes monter pour la deuxième fois de la journée, la première fut en entendant les témoignages de Pascal André, médecin urgentiste, qui avait fait plusieurs fois le voyage en enfer. Moi qui n’ai perdu personne sous les bombes, moi qui n’ai vécu aucun déracinement forcé, qui ne vis pas sous occupation, qui n’ai jamais été maltraité à un checkpoint, jamais été torturé par un soldat, ni violé, moi qui partage les mêmes droits que n’importe quel·le autre citoyen·ne français·e, comment ne pourrais-je pas a minima partager la peine de mes semblables qui traversent ces horreurs au quotidien ?
J’ai alors pris le temps d’observer les visages autour de moi. Les cœurs battaient tous fort dans les poitrines, ça se voyait. Ces émotions réprimées trouvaient enfin un espace pour s’exprimer. La colère et la tristesse étaient accueillies et entendues ici. Et cette journée qui s’annonçait si studieuse au sein de cette institution écrasante, et elle le fut, prit tout à coup un virage émotionnel nécessaire.
Parce qu’au fond, c’est l’émotion, ici l’indignation, qui nourrit en nous l’énergie d’affronter l’injustice. C’est cette indignation qui a engendré ce « devoir universel » auquel Omar Barghouti, co-fondateur de BDS, s’est senti obligé lorsque, encore étudiant, il manifestait contre l’apartheid sud africain, convaincu alors qu’il n’en verrait pas la fin de son vivant (il s’est trompé). C’est l’indignation devant l’ampleur des crimes qu’il découvre qui fait que Jean-Claude Samouiller continue avec Amnesty International de les dénoncer, qu’ils adviennent en Ukraine, en Israël ou à Gaza, et ce, malgré les accusations infamantes d’antisémitisme à son égard. C’est cette même indignation qui donne la force à Nada Awad de rapporter inlassablement la réalité coloniale en Palestine. Alors qu’on entend encore tout et n’importe quoi sur la création de l’État d’Israël, alors que certain·es tentent de modeler l’Histoire pour coller à un récit imaginé, la factualité de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie, très largement documentée par Amnesty International dans un rapport rendu public en 2022 notamment5, n’est pas débattable.
Rappelons ici quelques réalités du terrain, simples, compréhensibles par tou·tes, je veux dire avec lesquelles on peut se projeter soi-même et ainsi entrer en empathie avec celle ou celui qui la subit. Commençons par l’eau, nécessaire à toute vie décente. À titre de comparaison, un·e palestinien·ne consomme environ 70 litres d’eau par jour, quand un·e israélien·ne lambda en consomme 400 et un colon 8006. Un·e palestinien·ne vivant près de certaines colonies, subissant le détournement de l’eau par les colons, n’a parfois accès qu’à 20 litres d’eau, une quantité bien inférieure aux 100 litres minimum recommandés par l’OMS7.
Il faut bien comprendre, entendre, que le quotidien d’une personne palestinienne est rempli de règles inéquitables, de dangers et d’injustice imposées par un régime d’apartheid. L’interdiction de faire de la politique, l’empêchement de se déplacer, la fameuse « loi des absents », qui permet à Israël de saisir les propriétés et ressources que les familles palestiniennes ont du laisser derrière elles en 1948, la probabilité pour un palestinien d’être détenu arbitrairement pendant six mois reconductibles et assujetti·es à des traitements dégradants et à la torture8, ce qu’endurent plus de 2000 palestinien·nes de Gaza et de Cisjordanie actuellement selon Amnesty International, les 493 homicides illégaux en 2023 à l’encontre de la population, les 561 attaques de colons Israéliens en Cisjordanie entre le 7 octobre et le 24 février provoquant la mort de centaines de palestiniens, les centaines de femmes de Gaza et de Cisjordanie qui, selon un rapport de l’ONU en février 2024 étaient soumises à des viols, des exécutions sommaires devant leurs familles et leurs enfants, certaines étant enfermées dans des cages, dénudées, rouées de coups et privées de nourriture9, les 90 000 oliviers brûlés ou déracinés par les colons israéliens en Cisjordanie rien qu’au mois de novembre afin de ravager les quelques cultures restantes en Palestine10, l’anéantissement volontaire du secteur culturel à Gaza via la démolition de 80% des écoles et universités, des archives centrales de Gaza contenant 150 ans d’histoire, de 195 sites patrimoniaux, de 227 mosquées, et le meurtre de 5479 étudiants, de 261 enseignants et 95 professeurs d’universités au point que l’ONU parle de Scolasticide11, ne constituent pas des arguments pour une conversation de salon. Ce sont des preuves, des faits irréfutables, qui caractérisent dans le droit l’apartheid et la colonisation et peuvent s’ajouter aux preuves visant à qualifier la situation de génocide. Cette même colonisation qui a été érigée en 2018 en valeur nationale en Israël alors même qu’elle constitue un crime dans le droit international.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? Les pleurs, même sur les dorures du Sénat français, soulagent mais ne suffiront pas. C’est d’ailleurs sur ce sentiment d’impuissance que nos dirigeant·es s’appuient pour continuer de nier effrontément la situation palestinienne. Mais nous ne sommes pas aussi impuissant·es qu’il n’y paraît. D’abord, nous avons le droit international de notre côté. La cour pénale internationale émettra très probablement un mandat d’arrêt contre les hauts responsables du génocide en Israël, au premier rang duquel Benyamin Netanyahou. La France est signataire et devra arrêter le premier ministre israélien s’il mettait le pied sur le territoire hexagonal. Ce n’est pas rien. Aussi, la cour internationale de justice qui reconnaît en décembre 2023 un « risque plausible de génocide » à Gaza, et qui exige à tous les pays signataires de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (dont la France encore une fois) de tout faire pour l’empêcher, est un aveu clair et sans appel du génocide en cours. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni les États-Unis n’ont empêché les bombardements et la famine organisée des mois qui suivirent. Pas besoin d’avoir passé le barreau pour comprendre ce que cela implique. Il ne fait aucune doute, aucun, que le caractère génocidaire sera retenu par la cour dans plusieurs années, le temps des appels et de l’étude des preuves. Et les pays occidentaux se retrouveront pour la plupart complices.
Reste qu’il a lieu aujourd’hui et que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre son verdict pour agir. Alors qu’Israël bombarde Rafah où plus d’un million de personnes y ont trouvé refuge, alors même que son allié états-unien tente de l’en dissuader, chaque jour de perdu se compte en vies brisées. Nous avons toutes et tous un devoir moral de faire quelque chose. A minima et le plus évident : manifester, partager les informations du terrain provenant des organismes internationaux mais aussi locaux, les soutenir financièrement quand on peut, dénoncer haut et fort les assassinats de journalistes par Israël, voter pour les forces politiques qui reconnaissent les enjeux et affrontent la vindicte médiatique (et envoyer Rima Hassan au parlement européen par exemple), soutenir les blocages lycéens et étudiants... Mais aussi, individuellement, prendre le temps nécessaire pour se renseigner, comprendre. Car l’émotion ne suffit pas à contrer la propagande. Il nous faut les mots justes, les faits. Il faut lire «la dernière guerre ? »12 d’Elias Sanbar, le rapport d’Amnesty, les travaux de l’historien israélien Ilan Pappé sur l’apartheid… Les sources sont là.
Et voilà l’unique bonne nouvelle qui surgit de ce chaos. Il n’y a plus de machine arrière possible. D’un constat quotidien sur la violence et le massacre d’un peuple, nous en venons enfin à parler de ce qui en est sous-jacent. Israël, né de l’aspiration d’un peuple opprimé depuis des siècles à habiter son propre territoire, s’est construit aux dépends d’un autre peuple, via le nettoyage ethnique du peuple palestinien lors de la Nakba en 1948 qui amena au déplacement de près de 700 000 palestiniens et à la destruction de près de 400 villages, via la colonisation d’un territoire déjà occupé depuis des siècles, soutenu en cela par des États coloniaux comme la France et le Royaume-Unis. Il n’y aura pas de réconciliation sans reconnaissance de cet état de fait, sans la perspective politique d’une existence étatique du peuple palestinien, sans un processus de décolonisation du territoire où 700 000 colons occupent aujourd’hui illégalement des terres. Ils ont voulu interdire toute parole désignant la réalité de l’enfer gazaoui, ils obtiennent mille mots, mille récits, milles expressions dénonçant un système cruel de domination vieux de 75 ans. Il n’y aura pas de machine arrière. Et peut-être alors qu’Omar Barghouti verra aussi de son vivant naître la fin de l’apartheid en Palestine. Nous y travaillons.
1https://www.lemonde.fr/international/article/2024/05/04/le-medecin-palestinien-ghassan-abu-sitta-temoin-de-l-enfer-de-gaza-interdit-d-entree-sur-le-territoire-francais_6231555_3210.html
2https://www.lefigaro.fr/international/c-est-sans-commune-mesure-avec-tout-ce-a-quoi-j-ai-jamais-ete-confronte-ghassan-abu-sitta-le-chirurgien-des-gueules-cassees-de-gaza-20240215
3 https://www.hrw.org/fr/news/2023/12/18/israel-la-famine-utilisee-comme-arme-de-guerre-gaza
4 https://rsf.org/fr/103-journalistes-tu%C3%A9s-en-150-jours-%C3%A0-gaza-une-trag%C3%A9die-pour-le-journalisme-palestinien#:~:text=Un%20chiffre%20gla%C3%A7ant%20%3A%20103%20journalistes,une%20trag%C3%A9die%20toujours%20en%20cours.
5https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/02/israels-apartheid-against-palestinians-a-cruel-system-of-domination-and-a-crime-against-humanity/
6https://www.france-palestine.org/La-Gestion-de-l-eau-entre-Israel
7 https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2017/11/the-occupation-of-water/
8 https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/11/israel-opt-horrifying-cases-of-torture-and-degrading-treatment-of-palestinian-detainees-amid-spike-in-arbitrary-arrests/#:~:text=Amnesty%20International%20s'est%20%C3%A9galement,ordre%20d'insulter%20le%20Hamas.
9 https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/02/israelopt-un-experts-appalled-reported-human-rights-violations-against
10 https://reporterre.net/En-Cisjordanie-les-colons-israeliens-pillent-les-cultivateurs-d-olives
11 https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2024/04/un-experts-deeply-concerned-over-scholasticide-gaza
12https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/La-derniere-guerre#