Dans mes spectacles et dans mon rapport aux acteurs il y a beaucoup de
corps. Ce qui peut paraître paradoxal car dans mes spectacles les acteurs, les
actrices ne bougent quasiment pas. Ce qui m’intéresse c’est le mouvement de la
pensée. La pensée de l’acteur et la pensée du texte. Le corps est un réceptacle à la
pulsion scopique du spectateur. Cette pulsion il faut la retenir le plus loin possible
jusqu’au dernier souffle, jusqu’au bout, jusqu’à ce que ça ne soit plus tenable.
Dans l’immobilité et les silences l’intimité se diffuse, plus personne n’ose
bouger, n’ose respirer. Le public se met au diapason de l’acteur. Les corps se
connectent. Il y a une respiration commune. Il y a quelque chose de l’ordre du
rituel. Il y a une horizontalité scène/salle.
Je crois que cela à avoir avec quelque chose de transférentiel, du rapport à
l’autre, une corporalité communicante, inconsciente.
L’étrangeté du corps, ou la rencontre du corps étranger.
Dans le rapport que nous avons avec lui, notre quotidienneté, notre
proximité avec lui chaque jour, nous met à distance car il est à la fois très concret
et très abstrait. Très concret parce qu’il nous est utile pour faire des choses très
pratiques, se déplacer, prendre des choses, avoir une activité physique, bouger etc.
Très abstrait parce qu’il est d’une part, l’endroit de notre intimité, et d’autre part
l’endroit du désir ou du rejet. Il est une impression, même si l’habit ne fait pas le
moine, son positionnement nous permet de s’aligner à tel ou tel corps, c’est un
repère.
Le corps au plateau réunit toutes ces notions.
Il va donc falloir se mettre dans son corps avec ce qu’il a de plus
réjouissant ou de plus rebutant. Ce que nous allons montrer sur scène c’est le
corps de l’individu, le corps de l’individualisation, le corps représentatif et le
corps humain. Etre donc dans son corps. Cela suggère, sans doute, de le
connaître ? Je ne crois pas. Je crois précisément le contraire, c’est-à-dire que le
corps poussé dans ses retranchements, sans le mettre en douleur évidemment,
mais en le mettant au travail, en le sollicitant, le mettre en effort permet de le faire
apparaître non pas dans l’imagerie quotidienne mais dans une imagerie quasi
architecturale. Faire structure du corps. Faire dispositif. Faire apparaître le corps
comme construction portante d’un évènement, qui, rassasié de le voir chaque jour
dans le tourbillon de la vie, devient corps-habitus ; Sur scène, il faut en-corps le
faire naître.
Le positionnement du corps, l’engagement et la contrainte dans laquelle il
est au moment de la monstration dans la représentation conditionne le traitement
vocal que l’acteur fera de sa partition vocale. Mais tout ceci n’est que la partie
cachée de l’iceberg.
Premièrement le corps en travail propose un engagement.
Deuxièmement il propose de se mettre dans un état particulier, contraire à
l’habitus usuel mais un habitus circonstanciel, celui du temps de la représentation.
Un temps exceptionnel.
Troisièmement il va faire appel au corps intérieur et c’est là, en fait, que le
travail qui nous intéresse opère, c’est-à-dire : la respiration, le maintien du périnée.
À entendre périnée ici comme périr-naître. Dit comme ça, il y a comme un enjeu
fou du/d’un danger de la représentation qui engage le corps comme une dernière
fois et c’est à mon sens, là, tout l’enjeu/l’enjeu/le seul enjeu de la dernière fois.
De manière technique, il y a l’ingestion textuelle par l’apprentissage du
texte. Faire entrer le texte dans le corps. Puis, l’investigation du périnée pour la
restitution du texte. Le corps est non seulement la face visible et démonstrative
mais il est aussi la face cachée, active et motrice de tout acte de représentation
spectaculaire. C’est sa condition de corps exposé, positionné, c’est sur lui-même,
en lui-même, malgré son exhibition, son étalage, mais dans l’intimité de lui-même
que la partie se joue, dans cette familiarité que l’abandon se résout à être-là pour
périr-naître dans le temps du spectacle.
L’intimité intérieure comme mécanique. Une horlogerie dont il faut se
mettre à disposition, se mettre en recul pratiquement de soi, un hors de soi sage et
laisser tourner la machine, lui foutre la paix. Etre en investigation périnéale et être
délicat. Pas toujours commode.
Le corps silencieux, vierge de mouvement visible, dans un chaos intérieur
de concentration, de mise en place, de tension et de relâcher, un déploiement
d’énergie, exerçant sur lui-même une puissance extravagante, démente, allant
jusqu’au bord de l’acteur, jusqu’à son impossible. Dans mes spectacles, les corps
sont érigés littéralement, têtes, bras levés au plus haut des possibilités pendant
toute la durée du spectacle. Immobilité et respiration sont silences. Le mouvement
on ne le voit pas. Et puis, à un moment, après un long moment, le corps bouge et
alors ce petit mouvement, ce délicat mouvement nous renverse, arraché comme
par un ouragan. Arraché à la vie, profondément en vie.
Frédéric Mauvignier
À paraitre pour le journal de SOS amitié 2018/ http://www.sosamitieidf.asso.fr/
https://frederic-mauvignier-psychanalyste-98.webself.net/