« Il est deux heures du matin. Je dors profondément. Tout est calme, habituel si je peux dire. Tout est calme jusqu’au moment où un vacarme du diable vient couper la nuit en deux, un bruit strident, criard, très désagréable qui me sort du sommeil. J’en sors brutalement, violemment, mon cœur tape si fort que je ressens ma poitrine battre, se soulever quasiment. Je suis comme écarquillé. Pris au dépourvu. Pris au piège. Un état d’angoisse extrême. Ce cri/bruit agressif dans la nuit n’est autre que la sonnerie du téléphone. Il y a de la terreur là-dedans. Je me dis, la poitrine serrée, il est arrivé quelque chose, on cherche à me prévenir de quelque chose, un danger, une catastrophe, un drame, je pense au pire, ce que j’imagine comme le pire au moment où le téléphone sonne. J’allume la lumière. Je me lève. Je décroche. Je décroche et j’entends que ça raccroche, je dis : Allô ? Plusieurs fois. Allô ? Allô ? On a raccroché. Je raccroche à mon tour. Je ne me dis pas, tiens, on a raccroché, je me dis, tiens, c’est bizarre, on a raccroché. Les battements ralentissent. Je reste un moment la lumière allumée. Je m’assieds. Je ne suis pas tranquille. Je me demande, qui, pourquoi, à quel sujet, pourquoi maintenant, etc. Je ne reconnais pas l’instant. Je suis perdu un temps. Je suis inquiet. J’éteins la lumière. Je me recouche. Puis, au bout d’un temps. Je me rendors. » [1]
Dans ce qui nous préoccupe, je souhaite faire la différence entre l'histoire (personnelle), le scénario comme canevas détaillé et l'oralité d'un récit monolithique. Il est question de l' écoute et de son dispositif, d'un scénario savamment orchestré, structuré, qui s'insère dans un temps, un espace donné : celui de la mise en relation écoutant/écouté.
3 visages du scénario
Entendons ici visage comme manière d’envisager, de voir, d’entendre le scénario, non pas tel que le sujet nous l’annonce, mais tel qu’il est sur un plan du réel, sur un plan du symbolique et sur un plan de l’imaginaire. Trois façon d’attirer notre attention sur ce qui est dit littéralement. Vue d’ici, cela propose déjà un déplacement, un retrait de l’histoire, une mise à distance du scénario, un recul quasiment panoramique, une vue d’ensemble. Élargissement du champ de vision qui permet la différenciation d’un fond et d’une forme. Sur la forme, on s’attache à noter le mouvement de la phrase, le silence ou la logorrhée, aux phrases ouvertes ou fermées, à la ponctuation, la respiration, la parole est-elle projetée ou au contraire retenue, rentrée, quels environnements, quels mouvements ? On s’attache à voir/entendre ce qui ou quoi veut se faire entendre en un prétendu dehors du scénario énoncé.
Sur le fond c’est une autre histoire.
« Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. »[2] Jacques Lacan
D’autant que l’histoire vient taper là, au cœur, parce qu’elle est faite pour ça, taper juste, taper fort, taper, taper au plus profond d’un affect tout disposé à prendre à son compte la terrifiante comptine, l’histoire dite vraie, qui saisit d’un bout à l’autre l’interlocuteur. Le sujet vous invite à passer à table, bon appétit, dans l’attente de vous voir estomaqués de toute cette salade.
Mais c’est bien une autre tambouille qui se cuisine dans le scénario. Il est la photocopie trois dimensions d’un refoulement passé à la moulinette et servi/resservi tout cuit. Dans cette entrelacement filandreux, un certain assemblage du langage, laisse paraître réel, symbole et imaginaire, trois conditions pour la passion fondamentale c’est-à-dire, la relation transférentielle. Ainsi naît le scénario : l’histoire racontée à l’autre.
C’est quoi le réel ?
Strict opposé de l’imaginaire, le réel n’est pas de l’ordre de la pensée. Il existe concrètement, il existe en fait, il existe effectivement, il produit des effets, il agit.
C’est quoi le symbolique ?
Qui procède par analogie, qui n’a pas d’efficacité ou de valeur en soi, mais en tant que signe d’autre chose, qui n’a de valeur que par ce qu’il exprime ou ce qu’il évoque. Lacan le définit comme ce qui suit : « L’ordre des phénomènes auxquels la psychanalyse a à faire en tant qu’ils sont structurés comme un langage. »
C’est quoi l’imaginaire ?
Strict opposé du réel, L’imaginaire est de l’ordre de la pensée. Il se déploie par la projection, relative à l’image. Ne produit ni faits, ni effets, ni actions.
Du génial[3] dans l’anodin
Essayons de détricoter le filandreux. Passons sur le fait que nous avons déjà dissocié fond et forme et que déjà nous avons noté la distance entre l’anodin du récit, témoignage cité plus haut, le réveil dans la nuit par le téléphone, et la nécessité d’en faire l’écho. Cette nécessité tient au fait de « l’inquiétante étrangeté » comme l’appelle Freud, que la situation présente. « Je suis perdu » dans l’espace qui m’est familier. À savoir que l’inquiétante étrangeté, nous dit Freud, « est une variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ».[4] Sigmund enfonce le clou, « une chose est effrayante justement pour la raison qu’elle n’est pas connue ni familière ».[5] Il se risque à ramener l’inquiétante étrangeté de l’Homme à l’angoisse du complexe de castration infantile. Il nomme cette angoisse comme substitut de l’angoisse de castration. Il nous rappelle également que c’est par le biais de cette répétition du refoulé (l’angoisse de castration) que l’inquiétante étrangeté se produit, et qu’il serait bien anodin sans cela. Le téléphone sonne en plein jour, et notre histoire capote. Mais c’est au cœur de la nuit, « Il est deux heures du matin » que le téléphone sonne. 1°) La nuit est coupée. 2°) L’habituel est percuté. 3°) l’effet est de surprise. Le réel frappe d’un coup. Le symbolique renverse le réel. L’imaginaire est mangé par le symbolique. On y voit comme dans une purée de pois, un trou noir, la perte de l’objet, et Moi comme un idiot, au milieu, en plan, avec l’idée que, une chose atroce est arrivée et que maintenant, je est le seul dans la nuit, déjà en peine, d’une perte imaginée, pour ne pas dire, déjà, le deuil.
-Oui, bon d’accord. Et ? Me dis-je.
-Deuil donc.
-Oui. Je comprends. Le réel vient fendre quelque chose. Et ce quelque chose sitôt fendu devient symbolique ?
- …
-Mais ce quelque chose, c’est quoi ? L’imaginaire ?
-Peut-être. Oui. Peut-être bien.
Garde fou, créateur de sens, la nécessité du sens créer par l’imaginaire. Si notre téléphone sonne à deux heures du matin ou deux heures de l’après-midi, cela ne fait guère de différence. Le téléphone sonne à deux heures. Le réel reste réel, le symbolique lui, s’évanouit, l’imaginaire en est modifié. Ce qui change, c’est la perception que je m’en fais. C’est le chemin pour me faire comprendre de l’autre, comprendre l’état d’angoisse, la rendre plausible, et par là, la rendre le plus réel possible, la plus acceptable possible. Ce en quoi, tout scénario est vrai. La question étant de savoir en quoi. Ça part d’ou ? D’un trou noir ? Sans doute, sans doute…
L’imagination n’existe pas
L’imagination, si tu veux avoir mon avis, ça n’existe pas. Le délire de la page blanche. L’inspiration. Une idée qui viendrait de quelque part, de Dieu ? L’imagination n’existe pas en tant que tel, elle existe en tant que représentation : une imagerie. Une sélection d’images, répertoriée au fil du temps. Imagerie familiale, sociale, culturelle. D’une part, parce que cela nous raccroche à l’autre, le lien. D’autre part parce qu’elle nous fait reprendre ce que nous avions perdu. (« Je ne reconnais pas l’instant. Je suis perdu un temps. Je suis inquiet. J’éteins la lumière. Je me recouche. Puis, au bout d’un temps. Je me rendors. » ). Reprendre ce que nous avons perdu, ce que nous pensions perdre, c’est à dire, le pénis. La perte du pénis à quoi vient se substituer l’angoisse. Mais, ce que nous avons perdu n’est pas le pénis, mais ça représentation, c’est-à-dire le phallus. L’imagination me réhabilite, c’est dans ce cadre que je peux me rendormir. J’ai produit de l’histoire et en produisant du scénario, je me réinscris dans celle-ci, comme sujet. Sujet vivant, entier, puissant, maitre de la situation. Être maitre. Au-delà du réel et du symbolique. Au-delà. Rétablir une vérité qui fait sens, refermer la valve du refoulé. L’inavouable. Le mensonge à soi-même. La faille de soi. Le trou noir de soi.
-Oui. Bon. Et ? Me dis-je.
-Réhabilitation.
-Oui. Écrire cette histoire redonne ce qui a été perdu cette nuit là ?
- Oui.
-Je comprends. Le scénario est une représentation du phallus en somme.
-Oui. Une représentation. C’est ça. Il est imaginaire. Ça n’existe pas. Il n’existe pas. Ça n’est pas réel. Pas symbolique d’une certaine façon. Ce que je cherche quand j’écris ce texte, dans ce scénario, cette histoire, appelons le comme on veut, bien sûr, c’est la réponse de l’autre, et ceci même au prix d’un anonymat, pourvu que l’autre soit là.
L’anodin du génial
Dans le temps de l’appel, le temps de la séance, tout, absolument tout est scénarisé. Dans ce cadre de l’art-relation que se déploie une autorisation, celle de dire sans ce soucier du fond, le sujet que l’on est, un être d’os et de chair, souffrant et cherchant une résolution dans ce qui semble si pénible à comprendre, incompréhensible, mais si génialement élaboré que le génial inconscient qui nous fonde.
[1] Expérience personnelle que je te livre là, à toi, lecteur.
[2] Lacan, Jacques. Ecrits, Seuil, Le Champ freudien, 1966, p.299
[3] Expression utiliser par Roland Meyer, psychanalyste, pour signifier l’importance, voir le trésor du détail.
[4] Sigmund, Freud. « L’inquiétante étrangeté », Éd. Gallimard, 1985, p. 215.
[5] S., Freud. Ibid. p. 215.
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