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Billet de blog 2 août 2012

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Jeu de glaçons

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Galerie JM-Arts (Paris)« Jeu de glaçons », une nouvelle inédite de Max Jeanne

Une nouvelle inédite de Max Jeanne proposée par l'auteur aux lecteurs de www.gensdelacaraibe.org
A la réflexion, ce n’était guère qu’un jeu qui avait mal tourné. Surtout pour Oculi qui, flagrant délire ou pas, avait eu le grand tort de jeter son dévolu sur cette belle bougresse…
Gamin, Oculi avait perdu un œil au cours d’une partie de chasse à Compère Boustabak, le merle, à cause du mode d’emploi à l’envers de son banza, selon l’appellation de son lance-pierres incontrôlé. D’où, très tôt, le trompe-l’œil des lunettes noires sur son visage de cyclope. D’où aussi toute sa jeunesse éborgnée, à regarder venir boires et déboires à la pelle. En effet, c’est seulement majeur non vacciné (puisque réformé par l’armée) qu’il avait fini par piger le parti à tirer de son handicap comme roi au pays des aveugles. Euréka ! Voyant ; il serait voyant, ayant déjà, pour ainsi dire, le physique de l’emploi. Restait donc plus qu’à badigeonner sa case de la traditionnelle peinture bleu foncé, puis, grâce à la complicité d’un cousin facteur, semer, comme fièvre à poules, sa carte de visite dans toutes les boîtes aux lettres environnantes :


Oculi Koklèche
Voyant extra-lucide
Santé-Amour-Affaires
Grands-Fonds Tél : 0690-08-58-01


Ensuite réussir un coup d’éclat avec le premier cas épineux résolu et enfin se fier au lélé de la rumeur dans les lolos pour asseoir définitivement sa réputation.
Comme dit, comme fait. En un battement d’yeux, la notoriété du bougre se trouva bien établie, d’où le premier vendredi du mois comme aussi chaque vendredi 13, le pèlerinage rituel des aveugles et paralytiques de la Côte sous le vent enjambant, avec cannes blanches et fauteuils roulants, le Pont de la Gabarre, pour consultation spéciale de l’illustrissime médium. Et les policiers municipaux fermaient l’œil, car le trafic de nostre homme, bien innocent en somme, ne troublait pas vraiment l’ordre public. Tout baignait donc dans l’huile de gombo. Et puis, patatras ! Avec cette maudite nana, ça avait été « bonjour, les dégâts » !
En plus des chèques, cartes bancaires et espèces sonnantes et trébuchantes, Oculi ne dédaignait pas les paiements en nature : veaux, vaches, cochons, couvées, dulcinées. Et, à la vérité, il avait déjà vécu pas mal de bonnes fortunes. Heureusement pour lui que son statut de médium professionnel le prémunissait contre les gros pieds des jeteurs de sorts amateurs redoutant comme la peste le mauvais œil, sinon plus d’un mari jaloux lui aurait, certainement, déjà réglé son compte.
Pourtant, cette fois, sa combine avec la nouvelle concubine qu’il zyeutait n’avait pas marché. Néna, la nana en question, n’était pas une de ses patientes (situation inédite qui lui compliquait la tâche), mais une institutrice récemment installée dans le coin. Taille d’aiguille (plutôt que corps-nichon) mais calebasse bien pleine, d’où son sobriquet d’Épingle à tête. Qu’à cela ne tienne : à cœur vaillant, rien d’impossible ! Son français d’écolier du dimanche n’escaladait point les mornes mais, parole, il ferait ce qu’il faut pour se hisser au niveau de la chabine, quitte à suivre, matin midi et soir une cure de thé de feuilles du dictionnaire Larousse.


Au début, l’Épingle à tête répondait réglo-réglo à ses bonjours et bonsoirs. Hélas ! Quand nostre homme se déclara, elle n’y alla pas par quatre chemins, l’envoyant carrément balader, malgré la promesse d’une assurance-vie, per secula seculorum. Menaces, chantage, rien n’y fit. C’est alors que…
- Blo ! Blo ! Blo !
Adossée à une carrière de tuf, la villa, pas vraiment isolée, restait quand même un peu à l’écart, en contrebas de la route départementale.
-Blo ! Blo ! Blo !
Le premier soir, l’étrange sérénade sur le toit de son dodo, laissa Néna perplexe. Même en hivernage, pareille pluie de grêlons restait fort improbable. A fortiori en plein carême. Que diable était-ce donc ? Les zombies des contes de son enfance lui revinrent à l’esprit. Mais, l’Épingle à tête se raisonna bien vite : allons donc ! On était au vingt-et-unième siècle ! Sans doute, hier encore, les bonnes gens craignaient-elles les rencontres casse-cou avec la dame au pied de bouc; mais, désormais, ce serait plutôt la Guiablesse qui, le soir venu, se cacherait par peur de tomber sur les mauvais larrons aux canons sciés sillonnant, avec les seuls genbos, les soirs sans lune des Grands-Fonds. Elle prêta l’oreille. Bizarre ! On aurait dit que, loin de s’arrêter, le phénomène redoublait de violence. Merde ! Elle se leva et fit la lumière dans toute la maison, pour éloigner le mauvais plaisant qui s’amusait à ses dépens. En pure perte. Moralité : de toute la nuit, elle ne parvint pas à fermer l’œil !
Au soleil levant, elle en parla au voisinage. Comble de malchance, personne n’avait rien vu ni entendu. Happant son échelle, un paysan obligeant grimpa sur le toit mais n’y repéra ni coco sec ni caillou. Mystère ! Encore plus peureuses qu’un pet de zombi à l’orée du devant-jour, les pleureuses se signèrent à l’unisson et leurs doigts s’agrippèrent frénétiquement à leurs chapelets.


Le lendemain soir, rebelote ! Le même steel-band la tint éveillée jusqu’au premier kokiyoko.

Cette fois, excédée, elle se rapprocha de la police municipale qui nota en bonne et due forme ses doléances sur la main courante. Mais même topo : dépêchés sur place, les policiers ne trouvèrent sur le toit nulle trace d’OVNI, de météorites ni d’étoiles filantes. Mais ils promirent d’ouvrir l’œil et le bon.
Le surlendemain, vers minuit, le scénario se reproduisit. Et, une fois de plus, sans trace ni indice sur les tôles. La rumeur commençait sérieusement à gonfler les oreilles à mal-mouton des habitants. D’aucuns croyaient dur comme fer qu’il fallait en référer au curé pour neuvaine et exorcisme de la maison. D’autres, comme ultime recours, évoquèrent même un Pouçali et des actions de grâce à la Déesse Mayémen. Et, l’espace de trois/quatre jours, l’énigmatique évènement fit la ‘une’ des journaux.  
Oculi, lui, était aux anges et clamait haut et fort son avis d’expert :
-    Assurément et pas peut-être, rien à voir avec nul bal des rats et des chauves-souris dans le faux plafond ! C’était ni plus ni moins qu’une affaire de vodou ! Non ; pas un seul ; il s’agissait bel et bien d’une délégation de zombis dépêchée d’Haïti et que, contrairement au credo populaire, on ne pouvait chasser à grands jets d’alcali ! Le boulot était costaud mais Oculi Koklèche, seul maître ici-bas après le Très-haut, se faisait fort de renvoyer en enfer ces esprits malfaisants. Y’avait qu’un problème, c’est que affaires du mouton ne sont pas affaires de cabri. Manière de dire que personne n’ayant fait appel à ses services, il se garderait bien d’intervenir de son propre chef. Dommage ! Quel dommage ! Car, en vérité, que ne ferais-je pas pour ses beaux yeux ? Hélas ! Depuis que le monde est monde, il en va ainsi de cet étrange duo : le dos se meurt d’amour pour l’épaule qui n’en sait mot.


Évidemment, et comme escompté par le larron, ses paroles furent rapportées dare-dare à sa Nanouche et Nanouchette d’Epingle à tête. En vain.   
-Blo ! Blo ! Blo !
Les  pluies de pierres invisibles reprirent donc de plus belle jusqu’au jour où…


Suivant un rituel invariable, chaque fin d’après-midi, notre compère faisait un détour par l’unique station-service à cent lieues à la ronde, pour acheter deux ou trois sachets de glaçons. A la longue, cela avait fini par mettre la puce à l’oreille du pompiste. Pas possible ! Carnaval ou pas, ça ne pouvait quand même pas être méchoui tous les jours, même chez un médium roulant dans la Merco dernier cri !
Vingt-trois heures trente…
Comme d’habitude, sachets en main, la silhouette se dirigeait vers le petit promontoire surplombant la carrière de tuf désaffectée. No problem ! Aucun risque d’être vu ! Il faisait nuit noire. Et les bonnes gens devaient certainement se terrer sous leurs oreillers terrorisés. Le zombi laissa tomber à ses pieds les sachets en plastique rapidement éventrés et commença dare-dare sa besogne, ponctuant chaque lancer d’un gros mot de son catéchisme de cochon :
-    Bien fait pour toi, enfant de garce et kolokent toi-même !
-    En voilà une autre, épingle à tête rouillée et à tétanos !
-    Et encore, espèce de…
Il n’acheva pas. Une main de fer avait saisi son bras, coupant net son élan et son juron. Tandis qu’une lampe de poche balayait son visage.
Flagrant délit. Clair. Tout était clair. Sitôt l’aube, impossible à quiconque de trouver sur le toit nulle trace des glaçons, fondus aussi vite que les espoirs du vieux garçon ! Pas vu, pas pris ! Génial. Défi et dépit avaient rendu Oculi génial mais l’avaient aussi perdu. Car dès que le pompiste eut alerté le flic de Bouliqui hills, comme il surnommait son copain policier (depuis qu’il avait vu le célèbre film avec Eddy Murphy), ce dernier n’avait plus eu qu’à faire le guet pour surprendre le borgne et l’envoyer ruminer à l’ombre ce qu’il en coûtait à chaud lapin de fillette mêler à jeu de glaçons.
© Max Jeanne


Max Jeanne est auteur de plusieurs recueils de nouvelles et poèmes, contribue activement à la vie associative et littéraire de la Guadeloupe, grâce à de nombreux récitals et de fréquentes rencontres avec étudiants et lycéens. Publication récente : Coups de soleil (Editions Nestor, Guadeloupe, 2012),
> Retrouvez la prochaine nouvelle « Le dernier mégot » à lire en ligne le 16 août 2012.

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