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Billet de blog 21 août 2012

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Le dernier mégot

A LA UNE« Le dernier mégot », une nouvelle inédite de Max JeanneLe pays est trop petit, clament à conque et à cri nombre de  mégalos, ayant, un ou deux jours, vécu sous le ciel parigot. D’ailleurs, à proprement parler, les distances n’y existent pas : y’avait qu’à voir les inéluctables carambolages entre rêves et rives comme aussi ces damnés raccourcis vers… la Porte d’enfer. Discutable !

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A LA UNE« Le dernier mégot », une nouvelle inédite de Max Jeanne
Le pays est trop petit, clament à conque et à cri nombre de  mégalos, ayant, un ou deux jours, vécu sous le ciel parigot. D’ailleurs, à proprement parler, les distances n’y existent pas : y’avait qu’à voir les inéluctables carambolages entre rêves et rives comme aussi ces damnés raccourcis vers… la Porte d’enfer. Discutable !
En tout cas, il fallait quand même parcourir une bonne soixantaine de bornes pour arriver aux Hibiscus fanés, cette pension pour personnes âgées dépendantes, reléguée, au fin fond du nord Grande-Terre si réputé naguère pour son charbon-campêche.
Mais, d’évidence,  nul autre choix possible, quand, cloué sur un lit, vous avez  un grand-père, sentinelle de vos premiers pas ne recevant de vous une visite-éclair qu’à l’orée du nouvel an. Et encore !


C’est pourquoi, je m’y étais rendu, en ce début d’après-midi de jeudi. Ça faisait un bail, depuis la dernière fois. Pourtant, bizarrement, les lieux me semblaient familiers.


          Accès interdit aux enfants
          de moins de 10 ans
          Visites autorisées exclusivement
                  de 13 à 18 heures.


Indirectement, j’avais appris que la mémoire à doukou, de Grand-papa Sonson avait de plus en plus de mal à mettre un  nom sur l’éclipse des visages. A demi-mot, les toubibs avaient même laissé entendre qu’évidemment il passait par des hauts et des bas, mais que, vu son état  général, la famille (que de proches parents, à en juger par les distances lilliputiennes et la liste à rallonges des ayants droit), la famille  devait s’attendre à l’issue fatale.    


Faute de place, on avait placé Grand-papa Sonson, sous la fenêtre barreaudée (on n’est jamais trop prudent) d’une chambre collective. L’alité se trouvait donc juste sous l’alizé soufflant depuis la Pointe de la Grande-Vigie toute proche. Face à lui, j’éprouvai un choc moins, sans doute,  à cause de ses joues maigrelettes (à travers lesquelles on aurait pu compter ses chicots jaunis), que de cette cordelette ficelant, telles des pattes de crabe, ses bras décharnés.
Devant ma perplexité, l’infirmier m’expliqua que c’était pour  son bien et aussi celui de ses compagnons de chambre qu’il molestait parfois, lors de ces crises imprévisibles décuplant ses forces.
Il était à demi-assoupi. Je m’approchai et l’appelai tout bas : Gran’apa ! Gran’apa Sonson !
Tout ébaubi, il promena un regard inexpressif sur l’inconnu, à son chevet. C’est bien ce que je redoutais : il ne me reconnaissait pas. Je passai mes doigts dans ses cheveux grenés, me faisant violence pour contenir mon émotion. Soudain, une lueur de malice s’alluma dans ses yeux et je lus sur ses lèvres la prière :


- Démaré-mwen… détache-moi, s’ouplaît !
J’étais perplexe. D’autant plus que d’une moue éloquente, il essayait de me dire de faire gaffe à ces tambours à double cul de pensionnaires pour qu’ils n’éventent pas notre causer entre quat-z-yeux. 


- Détache-moi, Dako, insistait le vieux pêcheur.
       De mieux en mieux ! Voilà maintenant qu’il m’appelait de cet énigmatique surnom qu’il m’avait lui-même donné (va-t-en savoir pourquoi) alors que je n’étais qu’un avorton à quatre pattes.
De fait, on aurait dit qu’il avait, au moins partiellement, recouvré la raison. Malgré toute ma peine, j’étais quand même heureux de cet éclair de lucidité. Pourtant pas question de prendre ce risque : j’avais été prévenu !
- Gran’apa…Gran’apa Sonson, alors, comment se porte ton p’tit corps, lui demandai-je, dans mon parler moins enjoué qu’enroué.


Mais, vérité ou comédie, un ourlet de dépit retroussa ses lèvres devant mon refus d’obtempérer. Et c’est vrai qu’il y avait toujours eu une grande complicité entre ce comédien et moi.
- Hé ben, baille-moi au moins une cigarette, revint-il à la charge !
Le fumeur invétéré avait repéré la poche gonflée de ma chemisette.
Cette deuxième requête me décontenançait tout autant. Evidemment, comme tout le monde je connaissais le fameux slogan rabâché, matin, midi et soir, sur les ondes, que : fumer tue ! Mais, en l’occurrence, ce serait comme refuser sa dernière cigarette à un condamné à mort.
En tout cas,  certainement pas ça qui allait  précipiter le samedi de ce vétéran, rescapé du cyclone 28 comme de la Dissidence, et peu soucieux, par ailleurs, de jouer les prolongations.
Pas de blouse blanche en vue !  Quant aux autres vieux-corps, passé le premier moment de surprise, ils ne prêtaient guère plus attention  à l’anonyme visiteur que j’étais redevenu.  Qu’est-ce qui m’empêchait donc d’exaucer sa demande et de lui accorder un dernier petit plaisir avant…l’autre bord ?  D’autant plus que je sentais confusément que, question revoyure, pour nous deux, ça risquait  bel et bien d’être « la der des ders ». 


Je ne sais pas quel diable m’est alors passé par la tête ; toujours est-il qu’en un tournemain, j’avais pris, allumé et collé une sèche à ses lèvres mendiantes. Et, avec délectation, il avait illico aspiré une large bouffée. Evidemment, j’avais, durant tout ce temps, tourné délibérément le dos aux autres alités, en serrant les doigts, comme un gosse, pour conjurer toute quinte de toux inopinée de l’un d’entre eux.
Or, malgré mes précautions, on aurait dit que son voisin immédiat, sans doute intrigué par l’odeur de fumée, m’avait fait un clin d’œil complice.


Inquiet, je faisais le guet, tandis que Gran’apa, tout à sa cigarette semblait revivre. Vu ses mains attachées, je recueillais toutes les cendres dans un verre qu’évidemment j’allais bien rincer avant mon départ. Pas question de le trahir bêtement ! Sacré bonhomme ! Non, décidément,  je ne regrettais pas ce petit bonheur que je lui procurais. Après tout, ça n’arrive pas qu’aux autres, la vieillesse sans bâton ! 


Driing ! Soudain, mon portable... Et patatras ! Me voilà bon pour un brutal rappel à l’ordre de mon adjudante : en effet, ça m’était tout-à-fait sorti de l’esprit que c’était moi qui devais me farcir le ramassage scolaire de mon fiston.
Et, par ces temps de racket et de canons sciés, pas question de le laisser traîner aux abords du collège ! Ho-la-la ! En roulant pleins gaz, j’avais tout juste le temps. De toute façon, mon chrono dépendrait autant de ces maudits radars que des incontournables embouteillages !
J’aurais bien voulu les y voir, mes drôles de zigotos, avec leurs prétendues  distances qui n’existaient pas, au pays ! Vite !  Finies, récré et pause-cigarette ! Bon gré, mal gré, je devais y aller ! Et hop ! C’est parti pour le compte à rebours : 5..4…3…2…1… Mais le madré serrait les lèvres, en secouant  obstinément la tête.


Bof ! Ne restait plus qu’un mégot à demi-éteint et, apparemment, pas de danger : on était en plein dans l’horaire des visites,  médecins, infirmiers et filles de salle avaient déjà fait leur tournée et, sauf imprévu, ne risquaient pas de repasser de sitôt, m’informa son obligeant voisin :


-     Eh non, Dako ! Pas de problème ! J’ouvrirai l’œil. Tu peux partir tranquille, insista-t-il. Dès qu’il aura fini, je me charge du ménage. Et tout le monde n’y verra que du feu ! 
 

Dako ? Tiens, voilà que lui aussis’y mettait ! Marronnant l’état-civil officiel, y’ avait comme ça des noms-cachés, exhumés au hasard des jours, du fin fond des annales familiales. Et ça me faisait tout drôle d’entendre cette appellation contrôlée dans une bouche étrangère. Mais, après tout, quelle importance ? Moi aussi, n’avais-je pas  appris que lui s’appelait… Kandé ?
Sauf que je compris illico sa stratégie quand, dans la foulée, le vieil éclopé en profita pour me demander… une clope. Décidément, lui aussi ! Ho-la-la, gare à la contagion ! Je savais bien, moi, que n’était pas forcément bon pour les oies, ce qui l’était pour les canards ! Et vice versa. Et pourtant…
Je rinçai le verre qui avait servi de cendrier de fortune. Puis, après un big bisou sur son front (mission accomplie !), je partis donc sans réelle inquiétude (vu la relève assurée) et, histoire de nous donner le change à tous deux, en  promettant à mon petit Sonson de grand-papa, de revenir dès que possible.  

Le soir de ce même jour, j’étais en train de regarder le journal  de Télé Gwada number one: la cata, ni plus ni moins que la cata ! Aucun doute possible ! C’était bel et bien la pension des Hibiscus fanés que montraient les images. Le feu avait pris au premier étage.  Par chance, y’avait pas eu de mort : je pensais aux fenêtres barreaudées (Dieu merci, mon crabe de grand-papa avait pu être détaché à temps !) ; seulement deux blessés graves (intoxiqués sans doute par la fumée) et trois vieillards fortement commotionnés et évacués vers la clinique la plus proche.
Pas de certitude pour l’heure mais, d’après un témoin, il s’agirait d’un accident, précisait le reporter dépêché sur place et dont le micro était branché sur la bouche d’incendie intarissable de Kandé, mon vieux pote), mais une enquête avait quand même été ouverte et l’affaire risquait d’avoir des prolongements judiciaires, car les parents des victimes ainsi, d’ailleurs, que la Direction de la pension se proposaient de porter plainte contre X auprès du  procureur.
Pim-pon ! Pim-pon !


Soudain, comme sorties du petit écran, les sirènes retentirent dans ma rue. Sauf que, pas moyen de s’y méprendre, c’était pas les pompiers mais bel et bien les policiers qui…
Nul besoin d’un dessin ! Frisant l’infarctus, mon cœur battait de plus belle la chamade, tandis qu’une voix en sourdine me disait que je devais illico contacter un avocat, car, même à grands coups de français, pas sûr que ma langue soit suffisamment affûtée pour expliquer au juge pourquoi (dernière volonté ou pas) j’avais ainsi largué une blonde incendiaire dans le lit d’un grabataire quasi-centenaire.
Copyright : Max Jeanne - août 2012


Cette nouvelle fait partie d'une série proposée par Max Jeanne et Gens de la Caraïbe-Guadeloupe  pour les vacances 2012.

Première nouvelle mise en ligne : « Jeu de glaçons » de Max Jeanne
Rendez-vous les 01 et 15 septembre 2012 pour la suite.

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