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Billet de blog 24 juillet 2023

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Foot et cinéma, une certaine vision du réel

Le journal Télérama critique sévèrement mon dernier film. Pas de 'T', pas de palme, alors un débat ?

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Je suis cinéaste. Du haut de mes 35 ans, cela fait déjà presque 10 ans que je réalise des films, plutôt documentaires, parfois de fictions. Habituellement, je filme dans le Nord de la France des histoires de transmission, d'héritage, de possible émancipation. À travers des sagas familiales, je raconte un territoire, l'Artois, ce pays déshérité, écorché par la mondialisation, cornaqué entre nostalgie et déclin. D’un film à l’autre, on retrouve les mêmes décors, la même langue et parfois les mêmes personnages. Mon travail devenant une déclinaison d’histoires et de formes sur ce territoire rural et populaire. La France des restaurants routiers, où s'arrêtent marchands de bestiaux, fermiers fatigués, conducteurs de camion, vétérinaires du coin. Des ouvriers épuisés qui déjeunent là, le temps d’évoquer le prix des bestiaux, des charges qui augmentent, du monde qui change, des gamins qui ne veulent pas reprendre, et de manière générale des jeunes qui ne travaillent pas comme la génération d’avant.

En 2019, le producteur Alexandre Hallier (La Générale de production) me propose de travailler sur une série documentaire Tribunes libres sur la culture ultra, dans le football. Plusieurs cinéastes sont convoqués pour réaliser des épisodes de 10 minutes. À chaque épisode, un club. À chaque club, son histoire, sa culture, ses supporters. Tout un programme. J'aime le foot, et j'accepte immédiatement pensant qu'il doit y avoir un vague lien avec ce que je filme là-haut. J'aurais préféré Lens mais on me confie l'épisode de Lyon. Je tiens une fragile légitimité pour y avoir vécu brièvement gamin où j'ai eu la bonne idée de m'abonner au stade pour noyer l'ennui d'une ville qui m'accueille drôlement; cette activité me permettant d'être un peu lyonnais comme les autres. Dans le cadre de la réalisation de mon film, on me fait savoir rapidement que je ne pourrai pas filmer les ultras. La loi du silence règne. Les médias ne sont pas les bienvenus dans le monde des ultras. Démarche documentaire, journalisme au long cours, presse ou sociologie, tout est logé à la même enseigne. La machine médiatique a trop longtemps dépeint le monde des tribunes de manière caricaturale, comme une horde de violents et ce depuis de longues années. La messe est dite, ça démarre très fort. Les ultras, spécifiquement à Lyon, ont donc décidé de ne plus parler. Ils produisent eux-mêmes leur communication et n'ont besoin de personne. Les supporters insistent pour ne pas être associés aux hooligans. Je négocie pour simplement leur parler, afin de documenter et écrire le récit qui sera joué par un comédien dans le film. Dans le but de nourrir ma démarche, j'interroge donc de nombreux supporters ultras, me racontant leur rapport singulier à la ville, au club et au football populaire. Le temps de production est rapide, la pandémie rognant même quelques épisodes de la série. J'ai le temps de terminer mon film, qui sera ensuite sélectionné au festival de Clermont-Ferrand l'année suivante, puis diffusé sur la plateforme d'ARTE : https://www.arte.tv/fr/videos/088814-004-A/lyon-tu-seras-un-ultra/

En me replongeant dans les entretiens menés avec les ultras, je m'aperçois que ce film n'était qu'une première approche. Je fais le pari d'un nouveau film plus long, plus politique, et qui ferait récit de ce qu'on m'a partagé : la politisation des tribunes - notamment lors du mouvements des Gilets Jaunes, la camaraderie, l'esprit collectif, le rapport à l'identité de la ville, à son territoire, à sa culture, dans son idolâtrie et ses excès. La culture ultra est une composante de la culture populaire, elle préserve quelque chose du patrimoine immatériel et culturel dont le football n'est que le symbole. Parler de ce milieu, évoquer ce lieu à cette époque, c’est d'abord raconter une histoire d’un point de vue peu entendu. C’est aussi parler d’une certaine culture populaire, d’un contexte social et politique, de la surveillance de masse, dont sont victimes les ultras. Les clubs de football sont devenus des marques à défendre. Le football mondialisé, caricature du sport marchand, incarne plus que jamais les dérives du capitalisme débridé. Les fantasmes des dirigeants de club deviennent possibles : faire des matchs de football de purs moments de divertissements et de ses supporters de simples consommateurs. Comme le Groupama Stadium à Lyon, les stades ressemblent désormais à des parcs d’attractions répondant à des stratégies économiques et sécurisées. Ce mouvement s’accompagne d’une brutale gentrification, et naturellement d’une désaffection des classes populaires éloignées peu à peu des enceintes sportives, et invités à suivre les matchs chez eux et sur écran. Les ultras défendent un contre modèle, celui d'un accès au stade et surtout d'un football populaire.

Le nouveau film que je réalise n'occulte pas les questions de radicalité et de violence, car elles agitent aussi les ultras. De manière récurrente, l’interprétation de la violence est placée par le discours politique institutionnel sous le paradigme du « basculement », là où les sciences sociales y voient  plutôt un engagement mettant en avant le contexte politique comme catalyseur de ces mobilisations. La sociologie défend cette détermination comme un engagement radical indissociable de la vie de l’individu, devenant ainsi acteur de ses convictions politiques. Cette radicalité participerait à une prise de conscience plutôt que d'un simple «basculement compulsif». Le mouvement ultra épouse parfois cette radicalité, et si ce geste est lu à l'aune de la sociologie, il peut être interrogé comme une forme d’engagement ou de repolitisation et donc permettant à ces citoyens de sortir enfin du hors-champ. C’est dans ce mouvement-là que le cinéma se doit de les filmer et les raconter. 

J'ai terminé le film récemment, réussissant la petite prouesse qu'il déplaise à tout le monde : aux ultras d'abord à mon grand regret, car ils n'auraient pas dû parler au média que je suis; au club évidemment, le film étant trop éloigné des éléments de langage produit dans d'intenses campagnes de communication confiées désormais aux plateformes comme Amazon ou Netflix. Le producteur et moi-même subissons à plusieurs reprises des messages d'intimidations de la part du club, puis de l'avocat d'un groupe de supporters. Les demandes sont claires : il faut stopper l'exploitation du film ou à minima enlever ou flouter certains passages. Nous qui rêvions à un grand débat autour du film, réunissant ultras et les instances du club - en conflit depuis plusieurs années - le pari est raté. Pire, lors d'une projection publique à Lyon, pour des problèmes techniques restés mystérieux, nous manquons de tout annuler. Les équipes du cinéma assumant ensuite avoir "beaucoup hésité à projeter ce type film". Une ligne contestable pour un cinéma d'Art et d'Essai, sur un territoire où la liberté d'expression cinématographique et théâtrale subit actuellement des attaques abjectes par ceux qui sont supposés être les garants des institutions publiques.

Je crois très profondément que mon film Ultras n'a rien de subversif, il parle assez peu de football, il évoque simplement le contexte social et politique de l'époque post pandémique, dans une dimension plus anthropologique que narrative, sur le bienfondé de continuer à se rassembler et à opérer des choses ensemble - la tribune du stade étant ici le terrain à cette modeste réflexion. À ma grande surprise, le film est finalement sélectionné et primé au festival l'Acharnière à Lille au mois de Juin dernier. Je pense que la roue tourne jusqu'à ce que le journal Télérama décide à son tour d'attaquer le film sans nuance. L'article s'ouvre sur une citation de l'un des protagonistes du film, supporter ultra : 

« Lyon 1950, ça reste nationaliste patriote. C’est français, c’est Lyon et c’est comme ça. On est français et puis c’est tout. On est nés en France, faut assumer. » Face à ce supporter masqué du kop Lyon 1950, l’un des groupes de supporteurs ultras de l’Olympique lyonnais (OL), pas de relance interrogative ni de contre-discours [...]

L'article mélange le sujet (ce dont parle le film, disons le fond) et film (la manière avec laquelle le dit sujet est traité dans sa dimension esthétique au service de l'essentiel de l’œuvre: le point de vue). Pour moi, le cinéma est un espace d’expression, sa fonction n'est pas de traiter un sujet mais d’en offrir un point de vue, subjectif certes mais nécessaire à la compréhension du réel. Si le cinéma documentaire devenait le monastère de l'entre soi, où chaque point de vue serait acceptable, politiquement correct, et validé par la critique alors il se couperait d'une partie du réel. Le sociologue Jérome Fourquet évoque la France comme un archipel, un ensemble d'îles qui ne communiquent plus, ayant pourtant chacune une terre commune au départ. Le cinéma se doit de lancer des ponts entre ces îlots. Si réaliser des films revenait simplement à produire un "contre-discours", à condamner un propos filmé, ou encore à filmer uniquement une parole avec laquelle nous sommes d'accord alors le cinéma deviendrait caduque. Il nous donnerait à voir des représentations du monde qui nous confortent dans ce que nous connaissons déjà, et surtout que nous aimons. La question qui sous-tend le papier de Télérama est : faut-il donner la parole à l’extrême droite, ou plus prosaïquement doit-on raconter "l'ennemi" ? Je crois que oui. Je pense même qu'il faut le filmer "dans sa puissance et son intelligence, au risque, sinon de le légitimer, du moins d'être déstabilisé par lui" comme le disait si bien le cinéaste Jean-Louis Comolli à propos du Front National.

Toujours dans l'article de Télérama, un peu plus loin la journaliste reproche au film, une absence de contextualisation, "un mur de haine et de ressentiment dressé face à la société". Le film donne à voir la violence mais n'en fait pas son fond de commerce, ni son traitement. Le film Ultras traite de la notion du collectif en tribune, sur les difficultés à vivre ensemble, à faire société  - la culture ultra, avec ses outrances et ses intolérances pouvant elle-même témoigner de ce séparatisme. Le film parle aussi de cette culture comme une avant garde des menaces qui pèsent sur les libertés publiques et qui inquiètent de nombreux juristes, peu suspects de sympathie pour le discours identitaire. Parler des ultras, c’est donc ouvrir le débat sur les entorses au droit quand on crée une présomption de délit (Interdiction administrative de déplacement), c’est parler des risques qui pèsent sur des associations comme la Ligue des droits de l’Homme ou du projet lunaire de dissolution des Soulèvements de la Terre. Parler des ultras, c’est donc parler de la fièvre sociale et démocratique, d'un climat de colère et de polarisation dont l'article de Télérama est aussi une manifestation. Il peut arriver qu'une communauté éloignée de la vôtre, dans un contexte particulier, défende des intérêts qui peuvent - par surprise - être aussi les vôtres. C'est toute la complexité d'approcher une communauté comme celle des ultras dont on peut se sentir à la fois très proche, et aussi profondément éloigné. Condamner cette communauté sur le simple motif de la caricature, c'est mettre le voile sur une partie non négligeable du réel.

Enfin et pour remettre Bourdieu à sa juste place, la journaliste attaque frontalement le second protagoniste du film : Régis, prêtre social de la banlieue Est lyonnaise. Fin connaisseur de ce qui se trame sur ce territoire, fidèle des ultras pour officier leur mariage ou parfois leur enterrement, Régis partage dans le film des propos de nature sociologique. Je défends l'idée que chacun peut être le propre "sociologue" de son quartier, sans prétendre vouloir écrire Les Héritiers. Les propos de Régis ont été salis par l'article de Marion Michel, en les caricaturant de "sociologie de comptoir". Je redis tout mon intérêt aux réflexions de Régis. Il n'en déplaise à la journaliste, le sociologue Nicolas Hourcade, professeur à l’École Centrale de Lyon et spécialiste de la culture ultra en France, a souligné un film "équilibré pour une fois", et dont la participation de Régis en est probablement le fruit. Si Télérama perçoit chez ce protagoniste un "sociologue de comptoir", c'est certainement qu'il ne présente pas la fonction attendue pour s'exprimer de la sorte. Régis parle en tant que prêtre et citoyen dans le film, et non en tant qu'expert.

À mon sens, la crise démocratique prend certainement sa source quelque part où s'écrivent les récits et se fabriquent les représentations du monde. En tant que cinéaste, je tente de le faire, en toute modestie, dans le doute permanent et avec l'attention qu'il se doit pour les protagonistes que je filme. Peut-être, gagnerions nous toutes et tous à ce que les médias accueillent avec plus de nuances les œuvres et le réel afin que la démocratie s'en porte mieux, et qu'un rapport au collectif, politique et social, redevienne un tube à la mode.

« Si nous réfléchissons à n'importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l'œuf, la fécondation de la femme, la naissance d'un enfant relèvent d'accusation de violence. Et personne ne met en cause l'enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. »

                                                                                                         Jean Genet - préface au livre "Texte des prisonniers de la "fraction armée rouge"

ULTRAS (46') de Maxence Voiseux en replay jusqu'au 30/09/23 : https://www.france.tv/documentaires/5029594-ultras.html

Résumé :

« On a vécu comme ça, pendant plusieurs années, shootés au club. Être ultra, c’est pas que le foot en fait, c’est surtout une culture. Ce que les gens savent pas, c’est qu’on n’est pas juste des supporters, pas des hooligans. Regarder le match, c’est pas l’enjeu. On est comme les piliers de l’institution d’une certaine manière, on tient les murs. On est là pour faire vivre les tribunes, pour se casser la voix, se faire bousculer. On est entre nous, et c’est ça qui nous plaît. Entre frères quelque part, à la vie, à la mort, défendre le club, la ville, en toute circonstance. »   Le film Ultras est une plongée dans le monde des tribunes, il est construit à partir d'entretiens avec des ultras pour qui l'engagement revêt une dimension sociale et politique.

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