M. Keller entre dans le box vers 17 h 30. C’est l’avant dernier dossier de l’après-midi. 33 ans, trapu, crâne chauve, entaille à peine refermée à l’arcade droite, cocard juste en dessous. Il est soudeur en intérim. Sa dernière mission du mois de juin n’a pas été renouvelée, alors qu’il travaillait bien. On lui a dit : baisse d’activité pendant l’été, c’est pas contre toi. D’habitude il encaisse sans problème mais là, avec le bébé en route et Sandrine qui comptait sur lui, M. Keller s’est mis une grosse pression sur les épaules. Et quand il craque, ses tendances dépressives et son alcoolisme reprennent le dessus.
M. Keller est poursuivi pour outrage envers deux gendarmes assis au premier rang, celui des parties civiles. Deux jeunes gaillards qui n’ont fait que discuter au fond de la salle pendant les autres dossiers, et qui ont l’air bien content de voir que M. Keller fait moins le mariole dans le box. Sandrine est aussi dans la salle pour soutenir celui qu’elle appellera « mon compagnon », mais son compagnon ne lui adresse pas un regard. Il n’adresse de regard à personne.
Le juge rappelle les faits. Deux jours plus tôt, vers 10 h du matin, Sandrine voit partir son compagnon sur son vélo, et ne le voit pas revenir de la journée. Elle appelle la Gendarmerie dans la soirée pour disparition inquiétante. Les gendarmes retrouvent finalement M. Keller vers 23 h devant chez lui, fin sâoul. Sandrine ne veut pas le laisser rentrer à la maison dans cet état. Elle connaît, elle en a sa claque. Surtout que, l’hiver dernier, M. Keller a déjà pris cinq mois pour coups et blessures. Le juge dit qu’on y reviendra, faisons les choses dans l’ordre. Donc M. Keller bourré devant chez lui voit arriver les gendarmes. « Pourquoi t’as fait venir les schmitts ? » il lance à Sandrine qui regarde ça par la fenêtre. « Y’a les schmitts t’es contente maintenant connasse va. Pouffiasse. Je parle pas aux schmitts allez vous faire enculer je m’en bats les couilles. »
Les schmitts préviennent, somment, avertissent, ils sont bien gentils mais que M. Keller ne dépasse pas les bornes, sinon ça se passera moins bien. Mais M. Keller persiste : « Enculés, sales juifs, avec ta gueule de premier de la classe t’es même pas sorti de l’école militaire fils de pute qu’est-ce tu vas faire. » Le juge lit le procès-verbal d’une voix tranquille avec un soupçon de dépit pour montrer qu’il ne cautionne pas un tel langage. L’insulte antisémite a particulièrement choqué le Ministère public, ce sera rappelé lors du réquisitoire. D’une voix à peine audible, la main droite agrippée à la tige du micro, M. Keller dit qu’il a honte, que c’est son alcoolisme qui parle, pas lui.
Au moment où le juge évoque le fils de cinq ans de Sandrine, et le fait qu’elle est enceinte de deux mois et demi, Sandrine, assise dans le public composé seulement de deux étudiantes, fond en larmes. Juges, avocats, policiers, huissier se tournent dans sa direction. « Mme est dans la salle, effectivement », dit le juge.
Quand l’attention revient vers M. Keller, l’huissier se lève et s’en va remettre discrètement un Kleenex à Sandrine, qui lui murmure « Merci monsieur ». Elle essuie ses grosses joues rondes et ses yeux minuscules cachés sous d’épaisses lunettes de la sécurité sociale. Quand le juge évoque enfin, venons-en, les cinq mois de M. Keller pour coups et blessure, Sandrine prend la défense de M. Keller : il n’a pas fait exprès, il avait trop bu et il avait tout cassé dans la maison, tout retourné, et dans l’agitation, elle s’est pris un truc dans le visage mais c’était pas intentionnel. Mme la Procureure dira au moment de son réquisitoire que si Sandrine voulait rester avec un homme violent elle faisait bien ce qu’elle voulait après tout, mais quand même, quand on prend cinq mois, c’était pas un petit truc comme Sandrine essayait de le faire croire, mais passons, on ne jugeait pas M. Keller pour ces faits-là.
Les captures d’écran évoquées par le juge sont formelles : Sandrine encourage constamment M. Keller à se prendre en main et l’épaule comme elle peut. « On va s’en sortir tu verras. » « On va le faire ensemble, pour le petit. Ca va aller ».
M. Keller s’occupe du premier fils de Sandrine comme un père. Là aussi, quand l’avocate de permanence le rappelle, Sandrine fond en larmes de nouveau mais l’huissier n’a plus de Kleenex, il le fait savoir d’un geste dépité. M. Keller rêve d’être le père exemplaire qu’il n’a jamais eu, celui-là qui le battait comme un chien à la moindre « incartade », comme il dit en détachant les syllabes pour ne pas en oublier en route et se hisser au niveau de langage qu’exige un tribunal. D’où la pression qu’il se met, d’où l’impression d’être un raté aux yeux de Sandrine qui mérite mieux qu’une sous-merde comme lui, d’où l’épisode dépressif, d’où la cuite pour oublier, et ainsi de suite, une chose en entrainant une autre, comme il dit.
Assise au troisième rang, Sandrine se morfond. M. Keller n’est pas son premier copain violent, c’est rappelé à l’audience. Voilà pourquoi elle ne voulait pas laisser rentrer son compagnon ce soir-là, parce qu’elle a progressé, elle a travaillé sur elle-même et il y a des choses qu’elle n’accepte plus. Pour autant elle ne le quittera pas. Il a besoin d’elle. Et maintenant il y a le petit qui est en route. Elle a déjà fait une fausse couche et M. Keller l’avait très mal vécu à l’époque, il s’était remis à boire à cause de ça alors que sa cure était en bonne voie, donc cette fois elle fait attention. La Procureure prononce le mot d’emprise mais dans ces cas-là, on ne sait jamais vraiment qui est sous l’emprise de quoi.
Le verdict après la suspension de l’audience. Il y a d’abord un dernier dossier à passer : un sans-domicile qui comparait pour le vol d’une tondeuse à cheveux, à Intermarché. Il voulait la revendre pour acheter à manger. Quand le juge lui demande pourquoi il n’a pas volé directement de la nourriture, dans ce cas, le prévenu hausse les épaules.
Je sors. Devant la salle, assise sur le banc, Sandrine essuie ses dernières larmes avec un morceau de papier toilette. Tout le monde est parti à cette heure-ci. Elle me demande s’ils ont bientôt fini avec l’autre toxico. Je lui dis que l’avocate est en train de plaider, donc oui. Elle dit d’accord. Avant de partir, je lui dis « Allez, courage hein. » Elle me répond « Ouais. Pas le choix d’façon. »