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Billet de blog 7 octobre 2025

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La "bouchère" et les cathos tradis

Tout le monde ne peut pas se vanter d'avoir été la cible d'un cyberharcèlement mondial. Cocorico : la victime est française. Au tribunal, elle a fait face à ses harceleurs.

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Illustration 1
Trigger warning : cette image est susceptible de contenir un coeur avec les doigts

Pour moi, les JO c’était une communion universelle. C’est fait pour inclure tout le monde et je me suis senti exclu. J’ai été très blessé par ce moment. C’était une déception immense. Je m’attendais à autre chose.

Woke ou Catho ? Voilà qui pourrait faire l’objet d’un nouveau jeu : présenter hors contexte une citation pleurnicharde, et chacun essayerait d’en deviner la provenance.

En l’occurrence, la citation est de Pierre-Philippe. Jeudi 15 septembre, ce père de famille versaillais (un indice pour notre jeu), catholique converti (gagné !) de 57 ans, se tient à la barre de la 10ème chambre du tribunal judiciaire, flanqué de trois autres prévenus qu’il ne connait ni d’Ève ni d’Adam. Ce commercial en innovation médicale tâche d’expliquer à la présidente pourquoi, le soir de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024, il s’est précipité sur son téléphone afin d’envoyer séance tenante à la DJ Barbara Butch : “Va falloir faire attention à tes dates désormais la bouchère. Tu as passé une limite et tu le sais.”

Ce réflexe charitable, Pierre-Philippe, “plus habitué à LinkedIn qu’à Instagram” avoue-t-il, ne se doutait pas que des centaines de milliers d’autres Pierres-Philippes à travers le monde allaient avoir le même : les menaces qui affluent sur le compte de Barbara Butch chaque seconde pendant des mois viennent de Slovaquie, d’Arabie Saoudite, de Pologne, d’Italie, du Liban, de Turquie, d’Allemagne, du Brésil... bref, de véritables JMJ du harcèlement 2.0.

De cette farandole oecuménique, les enquêteurs ont réussi à extraire quelques spécimens français, alignés en rang d’oignon face au tribunal. Ils sont d’âges variés, vivent aux quatre coins du pays, s’appellent Adrien, Simon, Alexis ou Jordan, ne se parlent et ne se regardent pas, mais ont deux points communs : ils se disent catholiques pratiquants, et ils ont vécu certains passages de la cérémonie comme une “provocation”.

Chacun s’est notamment senti atteint dans sa chair par un tableau intitulé “Festivité”, où l’on voyait — horresco referens — une lesbienne en surpoids derrière ses platines faire un coeur avec les doigts en mondiovision (Satan n’a décidément aucune limite), entourée de personnages queers dans une mise en scène colorée que nos iconographes amateurs ont identifiée comme une parodie de la Cène de Léonard de Vinci.

Illustration 2
Trouvez l'intrus

C’en était trop pour Alexis. Ce préparateur de commande d’une trentaine d’années n’a pas regardé la cérémonie, mais il en a vu des extraits sur les réseaux sociaux. Quand l’objet du scandale lui tombe sous les yeux, Alexis décide lui aussi de contacter la DJ illico. Touché manifestement par l’inspiration divine, il écrit : “Crève salope, j’espère te croiser un jour sale chienne. Je vais tellement te faire courir ma grosse que tu vas en perdre toute ta graisse salope.”

La présidente du tribunal, ébranlée sans doute par l’expression d’une foi si forte, décide de l’interroger à ce sujet :

— A quelles valeurs du catholicisme êtes-vous particulièrement attaché ?

— (silence) Accepter l’autre... (silence) voilà.

— “Accepter” ou “excepter” ?

— Non, accepter.

— Très bien. Et les autres valeurs ?

— (silence) Je n’en ai pas en tête.

— Parmi les pièces de votre dossier, vous avez produit un certificat de baptême. Pourquoi ?

— Pour montrer que je suis bien catholique.

Son audition par les enquêteurs, exhumée par la présidente, nous éclaire utilement sur les convictions profondes de ce baptisé certifié :

— Quand on vous demande s’il y a “des sujets déplaisants dans la société”, vous répondez “le wokisme, ça ne me plait pas du tout. Ca prend trop de place dans la société.” C’est quoi le wokisme pour vous ?

— Je ne sais pas ce que ça veut dire. Quand j’ai dit ça en audition, je savais pas.

La “société qui part en couilles”

Au suivant. La nuit du 26 juillet, depuis son canapé Rhône-alpin, Adrien se joint aux troupes de la croisade numérique pour délivrer le Saint Tableau. Il n’en peut plus de cette “société qui part en couilles” et “les faits divers horribles qu’on voit partout, comme Mazan”. Adrien, aide-soignant à l’hôpital public “croyant en Dieu”, veut agir pour le bien commun. Hélas, ce soir-là, tel Noé dans ses vignes au lendemain du Déluge, le jeune homme est ivre mort. L'esprit embrumé, il trouve néanmoins la force d’envoyer : “Tkt on va t’attraper la grosse”.

Adrien reconnaît avoir des problèmes d’alcool et l’ébriété expliquerait son impulsion malheureuse. Aujourd’hui le soignant ne demande qu’à se faire soigner. Rejeté de son quartier en raison de sa bisexualité, il déclare n’avoir aucun ami. “Pas facile de rencontrer des gens après 40 ans. Et quand on vient d’un quartier, être bi c’est comme être homo, c’est très mal vu.

Simon, jeune blondinet travaillant dans la restauration et venu de Chartres avec ses parents, explique à son tour le sens de son message “Tu vas payer. Gros cube”, dont il réfute le caractère menaçant, admettant seulement “un message puéril et pas sympa que je regrette”.

C’est juste une façon d’intimider. C’était pour lui montrer qu’elle pouvait être blessée elle aussi. Ma religion a été rabaissée, ridiculisée. “Tu va payer”, c’est une façon de dire que le karma lui tombera dessus un jour. Ce n’est pas menaçant.

Le karma chrétien tombe sur Simon le jour où il reçoit une convocation au commissariat pour s’expliquer.

Le seul absent à l’audience s’appelle Jordan, qui prêche l’amour du prochain sur Insta via son compte “Arracheur de LGBT”. Sa miséricorde s’exprime quant à elle sous la forme d’une mauvaise traduction du Pentateuque : “On va vous traquer jour et nuit. Trans pédés gouines drag queens on va vous faire saigner du nez. Vous voulez du sang vous allez en avoir.” Fin analyste politique, Jordan a estimé que “ils sont en train d’enlever toutes les valeurs, c’est le gouvernement qui fait ça. Les partis politiques, il y en a pas un pour rattraper l’autre. La liberté d’expression, c’est que quand ça arrange certains.”

“Alteration de la santé physique et mentale.”

Entourée des siens aux premiers rangs, Barbara Butch écoute attentivement les débats. Invitée à s’exprimer à la barre, elle évoque le déferlement de “commentaires antisémites, sexistes, homophobes, grossophobes” qu’elle a reçus dès son apparition à l’écran, et ce pendant des mois. “Je suis à l’intersection de pas mal d’identités : femme, juive, lesbienne, grosse. Tout le monde avait une bonne raison de me détester.” Le contenu de certains messages est effectivement sans équivoque : “On va rallumer les fours”, “On va brûler ta graisse pour en faire des savons”...

Les conséquences sur la santé de Barbara Butch sont immédiates : agoraphobie, crises d’angoisse, fatigue extrême, arrêt des règles, psoriasis. Elle est mise sous antidépresseurs, arrête de travailler, se réfugie dans un coin reculé du sud de la France. “On a essayé et réussi à m’enlever ma joie”, dit-elle à la barre, la mâchoire serrée. Puis elle ajoute :

J’étais fière de participer à ce tableau. Pour moi ça représentait les valeurs qui font la France. Et je me suis aperçu que je n’avais pas ma place. Pour moi la religion c’est d’abord l’amour. C’est ce que je prêche au quotidien, en réunissant les gens. Pendant le Covid, je mixais pour des milliers de gens qui dansaient chez eux. C’était extraordinaire.”

Une avocate de la défense :

— Niez-vous que l’événement ait pu avoir un lien avec le tableau de la Cène ?

— Je ne suis pas la metteuse en scène. Pour moi c’était évident qu’il s’agissait du Festin des dieux, mais ça n’a rien à voir avec la peinture, on le sait très bien. La seule chose qui a dérangé ces gens, c’est d’avoir vu des grosses, des gouines, des pédés, des trans, des racisés sur une scène devant la Terre entière.

Le Ministère public requiert des petites peines de prison avec sursis, assorties de stages de citoyenneté sur la haine en ligne. Contre Jordan qui ne s’est pas déplacé, et dont le casier n’est pas vierge, la peine requise est plus lourde : huit mois fermes. La décision a été mise en délibéré.

A la sortie de l’audience, Barbara Butch donne un bref entretien à l’AFP, puis rejoint sa compagne qui la réconforte. Les deux femmes se sont mariées récemment. Pour célébrer l’événement, elles ont posté une photo de leur union sur Instagram.

Aussitôt, les menaces de mort ont redoublé d’intensité.

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