Figure imposée de toute conversation amicale et légère, je lui demande : "Et toi, le boulot ?" Mais ce jour-là, Danielle (prénom modifié) est tendue, en colère. Cette psychologue expérimentée, exerçant depuis toujours dans une grande ville française, se lance dans un réquisitoire contre sa nouvelle directrice, "une gestionnaire qui n’a jamais travaillé avec des enfants", qui parle des enfants "comme des flux et des stocks à gérer", qui applique les règles managériales d’une entreprise classique.
Puis, comme prise d'un besoin urgent de vider son sac, elle se met à me raconter, longuement et dans le désordre, toute une série de "dysfonctionnements", un mot qu'elle emploie d'abord par réflexe, avant de se reprendre : "En fait, ce ne sont pas des dysfonctionnements, c'est le fonctionnement même, tel qu'il est voulu par les responsables du désastre en cours."
Les profits plutôt que leurs vies
La première chose qui la révolte est la malnutrition. Dans les crèches, on rationne l’eau des enfants. Quand l'un d'eux réclame à boire, on lui sert un fond de gobelet, pas plus. Il faut éviter d'avoir à changer leurs couches trop souvent, celles-ci coûtent cher. Idem avec la nourriture : les portions individuelles sont divisées en plusieurs parts. Ce qui n'empêche pas le personnel, lui-même souvent précaire et sous-qualifié, de voler parfois la nourriture (les yahourts, les pots pour bébés, les fruits, le pain...).
Cette politique de rationnement n’a rien d’officieux, c’est une directive. On fait des économies au détriment de la santé des enfants.
Evidemment, les économies passent d'abord par le personnel. Alors que la loi exige un encadrement de 1 adulte pour 5 enfants, la réalité est bien différente : on compte souvent 1 pour 15, voire 1 pour 20. Parfois, pendant les siestes, des salles entières sont laissées sans surveillance. Tout le monde démissionne du secteur et la pénurie de salariés aggrave les problèmes. Les raisons invoquées : salaires trop bas, horaires en coupure, conditions de travail déplorables. On embauche alors de plus en plus de gens sans qualifications, augmentant ainsi les risques de maltraitances infantiles.
Grandir en état de stress
Dans certaines crèches, les salles de sieste sont si pleines qu’on ne peut plus circuler entre les lits. Comme les enfants sont trop nombreux, il leur est impossible de dormir normalement. Certains hurlent, sautent, pleurent. Un seul adulte est en surveillance pendant qu’un autre prend une courte pause pour décompresser. Comme les bébés sont maintenus dans un état de stress permanent, les puéricultrices se font mordre, frapper. D’autres fois, ce sont elles qui, à bout de nerfs, secouent les enfants, insultent, frappent. Quand, un soir, une puéricultrice mordue aux bras montre les ecchymoses à la maman, celle-ci répond « Ah oui, j’ai les mêmes », puis elle repart.
Révoltée, Danielle a signalé à la direction que c’était illégal d’avoir autant d’enfants dans une même pièce. En réaction, la directrice a transformé la salle de pause des employés en deuxième salle de sieste, si bien que les employés n’ont plus de salle de pause, et qu’il y a désormais une deuxième salle sans surveillance.
Généralement, les parents ne savent rien : personne n’entre dans les crèches à la fermeture des portes, quand les parents travaillent. Les parents les plus pauvres déposent les enfants à la première heure du matin et les récupèrent le plus tard possible le soir, car les couches sont gratuites et la nourriture aussi, ou presque : comme les tarifs sont fixés en fonction des revenus, certains payent la crèche 50 centimes par jour.
Peur comme dans un film d'horreur
Danielle répète à plusieurs reprises : "La petite enfance, ça sera le prochain gros scandale qui va éclater d’ici quelques mois, d’ailleurs ça commence tout doucement, avec un livre ici ou là." Elle me dit que si elle raconte tout ce qu’elle voit, "il y a de quoi avoir peur."
Elle raconte par exemple avoir vu une puéricultrice assise avec quatre enfants dans les bras, et deux autres qui lui suçaient les orteils. L'employée était seule dans la salle et ne pouvait pas bouger. Un autre jour, une stagiaire complètement dépassée filme une salle de sieste avec vingt enfants éveillés qui crient, qui pleurent, qui s’agitent. Là aussi, elle est la seule en surveillance. Quand la relève arrive, la stagiaire fond en larmes. La psychologue a vu la vidéo en question, mais elle sait que la stagiaire ne la diffusera pas : la direction a tendance à sanctionner les lanceurs d'alerte plutôt que de régler les problèmes qu'on lui fait remonter.
Tout semble fait en dépit du bon sens. Les architectes qui ont conçu les aménagements ne connaissent rien aux spécificités des enfants. Il y a quelque temps, une crèche toute neuve a été inaugurée en grande pompe par le maire. Pour la photo, on a installé des pots de fleurs et des parasols sur la terrasse qui ont été retirés dès son départ. Depuis, comme la terrasse n’est pas couverte, elle est inutilisable : les enfants en bas âge craignent le soleil et la chaleur. Dans les toilettes, ils ont installé des parois sous lesquelles les enfants qui veulent épier le voisin se coincent parfois la tête.
Nul n'est censé ignorer la loi du silence
Dans le métier, tout le monde se tait. La loi du silence règne notamment dans les directions des crèches municipales qui sont soumises à un devoir de réserve. Les directrices font tout pour se couvrir et ne rapportent aucun incident à l'échelon supérieur.
Ces dernières années, deux enfants en bas âge sont décédés dans les crèches supervisées par Danielle. L’un d'eux est mort d’un arrêt cardiaque dans les bras d’une jeune puéricultrice. La mère n’avait pas prévenu la crèche des problèmes de santé de son enfant. La puéricultrice en a été traumatisée. Quand la mère est revenue à la crèche confier son deuxième enfant, elle lui a lancé : « J’espère que celui-là vous le laisserez pas crever sans rien faire ! » La jeune stagiaire est tombée en dépression.