La plaignante, Anne-Laure, est assise au deuxième rang, derrière son conseil. Elle est accompagnée de deux témoins, Claire et Manon (son prénom a été modifié). Toutes les trois sont enseignantes-chercheuses à l’université.
Pour conjurer le stress, Anne-Laure prend des notes, relit le dossier une nouvelle fois, déplie des documents qu’elle éparpille autour d’elle.
On appelle ça « l’affaire Science Po Grenoble » : en 2020, deux profs, Klaus et un collègue, sont accusés d’être « islamophobes » et « sexistes » par certains étudiants pour avoir contesté auprès d'une enseignante l’emploi du terme « islamophobie » lors d’un événement organisé sur le campus. En mars 2021, leurs noms sont affichés par des inconnus sur les murs de Sciences Po, et une polémique nationale s’enclenche.
Klaus accuse alors Anne-Laure et Claire d’être directement responsables de sa situation, et part en croisade contre elles dans les médias, ravis de lui tendre plumes et micros. Mais selon l’avocat d’Anne-Laure : « Ma cliente n’a strictement aucun rôle dans cette histoire. L’examen des faits le prouve. »
Tout le problème est là.
« Imposture intellectuelle » et « wokisme dégoulinant d’idéologie »
Certains protagonistes en subissent encore les conséquences physiques et psychologiques : invalidité, arrêts maladie, protection policière, forte anxiété. L'an dernier, dix personnes ont été condamnées pour cyberharcèlement et menaces de mort contre Anne-Laure. Avec cette dernière plainte en diffamation, on voit enfin le bout du tunnel.
Après une heure de discussions procédurales, la défense demande au tribunal s’il ne serait pas judicieux de revoir l’extrait de « L’Heure des pros » qu’on incrimine.
Le tribunal passe alors en mode cinéma : un grand écran descend du plafond et les lumières de la salle se tamisent. « Parfois y faut être un peu patient », prévient la greffière. On attend, puis on se rend à l’évidence : l’installation ne fonctionne pas. Finalement, le tribunal regardera l’extrait sur la tablette personnelle d’un avocat.
« Sciences Po Grenoble : à qui la faute »
Klaus, l’invité du jour si peu contredit, accuse Anne-Laure après cinq minutes d’émission : « … La remise en cause du travail de recherche de cette collègue (Claire, que Klaus attaque dans une série de mails violents, ce qui vaut à l'enseignante d'être mise en arrêt maladie, ndlr) représente un harcèlement et une atteinte morale violente. Et là c’est la grande absurdité. Quelqu’un… un grand chercheur, un grand directeur de laboratoire qui dit ça ? Il se met directement en dehors de la science. Il ne comprend même pas – c’est une femme d’ailleurs – elle ne comprend même pas ce que c’est la science. »
(…)
Pascal : … et puis intervient ce laboratoire, PACTE, avec cette dame, je vais citer son nom : Anne-Laure Amiya Szaa… sza euh… Szaari.
Klaus : Je l’ai jamais vue de ma vie.
Pascal : … Mais par exemple ce laboratoire là, que je ne connaissais pas, que je découvre, ce laboratoire qui s’appelle PACTE, ce laboratoire de recherche PACTE, et cette dame là c’est la directrice du laboratoire. Mais cette dame c’est une militante ! »
Klaus : Ah, dans ce qu’elle écrit, je ne la connais ni d’Eve ni d’Adam, elle non plus, mais c’est une militante !
(…)
Pascal : Oui mais y se croient tout permis, et c’est des gens qui avancent avec un sentiment d’impunité. Et c’est très révélateur parce qu’on voit le terrorisme intellectuel qui existe dans l’université à travers leurs exemples, et d’une certaine manière leur faute.
« Potence + corde » pour « l’islamo-fasciste »
Après que Pascal a dévoilé son nom à l’antenne, la photo d’Anne-Laure commence à circuler sur les comptes Facebook de sympathisants du RN et de Reconquête!
A 13h28 : « Cette femme est une instigatrice de la fatwa contre 1 prof de Science Po. L’islamo-fascisme dans ces œuvres. »
Un certain Jean-Pierre : « Cette femme avec un nom israélite, cosmopolite etc. »
Un Julien : « Potence + corde. »
Puis un Thierry : « Il faut la tondre cette collabo de merde. »
Etc.
L’avocat d’Anne-Laure demande : « Qu’est-ce qui justifie ces messages, si ce n’est d’avoir lancé le nom de Anne-Laure Amilhat Szary en pâture à l’antenne ? »
« Je crois que j’ai un peu peur »
Le premier témoin, Claire, s’avance à la barre. Elle est docteur en Histoire, professeur agrégée d’Histoire, Maître de conférence. Ses nombreuses publications bénéficient d’une reconnaissance solide dans le monde académique.
Claire « garde un souvenir sombre de cette période ». Elle ne se souvient pas de tous les détails. Aujourd’hui encore elle en paye le prix. L’accusation d’« islamo-gauchisme » lui semble complètement absurde. Le souffle court, elle indique travailler notamment sur l’histoire de l’antisémitisme des populations musulmanes au Maghreb. Elle a reçu les plus hautes distinctions académiques pour ses travaux.
La voix tremblante : « Me dire, comme l'a fait cet enseignant, que mobiliser la notion d'islamophobie revenait à faire insulte aux victimes de l'antisémitisme, ça m’est insupportable. Mon grand-père est un survivant de Varsovie. Ma grand-mère a été déportée à Bergen-Belsen. Notre nom est aujourd’hui très rare en France, il a pratiquement disparu. Ce sont ces événements familiaux qui ont fait que je suis historienne. »
« La Cancel culture à l’IEP »
Claire reproche à Klaus d’avoir mis en ligne, avec accès public, leurs échanges de mails privés au sujet de la pertinence du terme « islamophobie », sous le titre : « La cancel culture à l’IEP », sans masquer le nom de Claire et sans son accord. Suite à ça, Claire reçoit des menaces et subit du harcèlement. Elle se met en arrêt maladie, et souffre d’anxiété et d’insomnies. Elle est mise sous protection policière. Depuis cet épisode, elle dit avoir « beaucoup de mal à prendre la parole en public. Je crois que j’ai un peu peur. » Elle poursuit : « J’ai été choquée, comme tous mes collègues, que les noms des deux enseignants se retrouvent affichés. L’ampleur de l’affaire m’a stupéfaite. »
Pour prouver sa bonne foi, elle indique que « l’événement sur l’islamophobie (que les étudiants eux-mêmes avaient demandé à ajouter à l’intitulé général par un vote, ndlr) a été annulé parce qu’on me l’a demandé, j’ai accepté. J’allais très mal. Je voulais aussi apaiser les choses. »
Elle termine en disant que « parler de terrorisme intellectuel à Science Po, c’est complètement aberrant. »
« C'est une femme, d'ailleurs »
Le deuxième témoin prend sa place. Manon enseigne dans une université parisienne. Elle se lance dans un propos liminaire plein de statistiques et de pourcentages sur le nombre de femmes dans les postes importants à l’université. « Plus on monte en grade, plus le nombre de femmes décroit », dit-elle. « Si on ne comprend pas comment fonctionne le système universitaire, on ne prend pas la mesure des conséquences de ces remarques sexistes, qui ne doivent pas être considérées isolément. » Elle termine par une analyse linguistique détaillée de l’emploi de « c’est une femme d’ailleurs », et de « cette dame là » qu’elle considère comme une illustration de la dévalorisation des femmes à l’université.
Un avocat de la défense l’interroge :
- Tout ce que vous nous avez raconté, vous considérez que c’est scientifique.
- Tout à fait, oui.
- Le principe de la science, c’est la réfutation. Quelle hypothèse pourriez-vous réfuter pour donner une scientificité à votre propos ?
- Pour réfuter une hypothèse il en faudrait d’autres donc si vous en avez…
- Oui, j’en ai une. Par exemple, comment pouvez-vous êtes sûre que mon client ne se contente pas simplement de corriger l’emploi du mauvais pronom qu’il utilise, passant de « il » à « elle » parce qu’il parle d’une femme ?
- Quand on enseigne une langue à Science Po, on est censé avoir une parfaite maîtrise des deux langues qu’on mobilise. Donc il sait très bien ce qu’il fait quand il dit « c’est une femme d’ailleurs ».
- Et quand il dit par exemple « cette dame-là », c’est l’adverbe « là » qui vous pose problème. C’est ça qui le rend scientifiquement sexiste ?
- Oui. Avec cet adverbe il y a une insistance qui indique qu’il se joue autre chose qu’une simple indication factuelle.
- S’il s’était contenté de dire « cette dame », comme il le fait juste après, ça n’aurait pas été sexiste ?
- Je dois répéter tout ce que j’ai déjà expliqué ?
Silence.
- Vous êtes linguiste ?
- Dans le cadre de mes recherches j’ai appris à maitriser le registre de l’entretien semi-directif et…
- Non mais vous êtes linguiste ?
- Non… Je suis géographe.
- Pas d’autres questions madame la présidente.
"M'attribuer la faute à moi, c'est bien facile"
Anne-Laure est enfin appelée à la barre. Elle commence en disant que « ce matin, j’ai reçu du médecin une invalidité qui passe de 5 à 15%. Cet événement est considéré comme un accident du travail. Je subis une réduction de mes capacités à exercer mon métier normalement. Mon métier que j’exerce avec passion. »
Les travaux scientifiques d’Anne-Laure sur les frontières jouissent d’une reconnaissance internationale. C’est une pointure dans le domaine de la géographie. Elle a dirigé 14 thèses et 150 mémoires de recherche. Suite aux attaques de Klaus et de Pascal, qui l’obligent à passer « quinze jours en PLS », elle reçoit des messages de soutien du monde entier.
« Le laboratoire n’est pas un repaire d’islamo-gauchistes, il est reconnu pour son pluralisme et a reçu les plus hautes distinctions des instances académiques », dit-elle au tribunal.
Au sujet de Pascal : « Il écorche mon nom pour bien montrer que je suis une métèque », puis déplore que « les deux intervenants se lancent dans une diatribe qui fait de moi l’ennemi n° 1. J’étais l’ennemie du jour à abattre. M’attribuer la faute à moi, c’est bien facile. »
« M. Praud se définit comme un journaliste. Comme ce n’est pas forcément évident pour tout le monde, j’ai dû produire une pièce pour le prouver. »
L’avocat des parties civiles interroge Anne-Laure :
- Qu’est-ce que vous attendez de cette audience ?
- Que la vidéo qui m’incrimine soit supprimée. J’attends une forme de réparation. Ma vie a été bouleversée. C’est dommage pour l’université aussi. Et puis c’est symbolique : l’émission continue de conspuer des femmes continuellement. Je voudrais que certains médias qui fabriquent des victimes et s’en lavent les mains ensuite, prennent conscience du mal qu’ils font.
Puis elle termine en disant : « J’aurais aimé que Pascal Praud et Klaus K. entendent les conséquences de leurs méthodes, qui ouvrent la voie à la meute. »
L’avocat de la défense interroge Anne-Laure à son tour :
- Vous considérez que la critique d’une religion est xénophobe ?
- Ce monsieur a toute la liberté de parole et d’opinion qu’il veut, tant qu’il respecte les lois et la rigueur académique. Il a évidemment le droit de dire qu’il n’aime pas l’islam SAUF devant les étudiants. Là on sort de la neutralité scientifique.
L’avocat de Pascal prend le relai :
- Quelles sont vos convictions politiques, madame ?
Anne-Laure ne cache pas son étonnement :
- Quelles sont les vôtres ?
- Vous ne voulez pas répondre.
- Je ne vois pas en quoi ça vous intéresse. Même si je sais que ça intéresse monsieur Praud.
- C’est pour comprendre s’il y a une étanchéité entre vos travaux de recherche et vos convictions.
- Je travaille selon une éthique déontologique reconnue par mes pairs et par mes étudiants. Si vous croyez que je suis une militante, alors il faut le prouver.
« Heureusement qu’on est jugés par des magistrats et non par des professeurs »
Vient le tour des plaidoiries de la défense.
Comme attendu, les avocats de Klaus, Pascal et Jean-Christophe, le directeur de publication de la chaîne, torpillent les accusations en moins d’une heure.
Pour défendre Pascal, son avocat indique que Klaus et la journaliste Caroline Fourest avaient déjà « lancé le nom de la plaignante en pâture » bien avant l’émission. L’autre avance l’argument selon lequel « vous avez relaxé François Bégaudeau récemment en indiquant dans vos motivations que les propos sexistes n’étaient pas assez précis. A l’évidence, c’est encore le cas ici. »
Puis le coup de grâce rhétorique : « On nous dit : c’est scientifiquement établi que les propos sont sexistes, mais heureusement qu’on est jugés par des magistrats et non par des professeurs, sinon ça ferait froid dans le dos. Ca voudrait dire qu’en cas de relaxe, le tribunal serait anti-science ? »
L’audience se termine vers 20h dans une ambiance crépusculaire. Elle n’a pas duré six heures, elle a duré quatre ans.
Les placardeurs d’affiches n’ayant jamais été identifiés, aucun n’a dû répondre de ses actes devant la justice.