En France, la règle applicable aux personnes accusées de plusieurs crimes est celle du non-cumul (on parle de confusion des peines). Il en va autrement pour les victimes de violences sexuelles qui, outre le crime qu’elles ont subi, payent leur courage à dénoncer et endurent de nombreuses violences symboliques : injonctions à se taire, culpabilisation, soupçon de mensonge et de manipulation, inversion des rôles bourreau/victime… Un véritable gaslighting, qui en outre les expose à de nouvelles maltraitances.
Il y a sept mois, une « boule de démolition » - c’est son expression – a traversé la vie de Virginie. Elle menaçait de céder depuis trois mois, tenait Virginie en apnée… boule d’émotion qui subit l’effet boule de neige : lâchée depuis vingt-deux ans en arrière, elle a pris en force, a fracassé tout ce que Virginie avait construit depuis et l’a frappée en pleine tête. Littéralement… « Mémoire traumatique », on appelle ça : chaque jour de nouvelles odeurs, des injonctions, des images, à la fois si nettes et si furtives, s’imposent à elle avec la force d’un uppercut dans l’estomac. L’inceste, les viols… Chaque nuit, elle se fait manger par des zombies, ou on la bâillonne et lui ordonne de se taire… Enfin, pas chaque nuit, non... Seulement celles où elle parvient à fermer l’œil une heure ou deux.
Virginie est forte et courageuse, même si cela, elle ne le sait pas encore et refuse de se l’entendre dire. Elle voit plutôt ses efforts comme quelque chose de viscéral, mais c’est un véritable combat qu’elle mène, contre cette envie d’en finir, contre cette idée -qu’on lui a planté dans la cervelle dès son plus jeune âge à grand renfort de beignes - qu’il y a une part d’elle irrémédiablement pourrie qui justifierait cette maltraitance, et que disparaitre serait la meilleure solution pour tout le monde. Combat encore, contre l’idée même que parler témoignerait d’un égoïsme monstre, qu’elle serait à l’origine d’un cataclysme qui bouleverserait des vies, juste pour sa petite personne. Combat entre ses envies impulsives à pénétrer son ventre d’un couteau et l’engagement qu’elle a pris envers une amie de tenir dix jours quand lui prend l’envie d’en finir…. Mais cette envie d’en finir est quotidienne, et les forces de Virginie s’épuisent… Pour ses amies, pour moi, c’est une course contre la montre.
Elle tient bon cependant, pendant six mois : malgré la force du cyclone dans lequel elle est embarquée, elle bourlingue sur cet océan déchainé, soumise aux pressions atmosphériques dont elle a le sentiment de ne plus rien maitriser. Elle parvient à renouer avec les membres de sa famille dont elle s’était éloignée pour les épargner. Elle parvient à leur écrire ce qu’elle a vécu et, à l’encontre de ce qu’elle redoutait, Virginie est crue : des éléments de souvenirs font sens. La colère de son frère témoigne de sa foi en son récit.
Puis elle se rend à une réunion de la Ciivise[1], les contacte, est redirigée vers une « plateforme dédiée aux victimes » dont elle n’entend ou ne retient pas – du fait de l’état dissociatif dans lequel cela la plonge- les tenants et aboutissants, s’y inscrit sans parvenir à déposer son témoignage. Le lendemain, elle remarque un appel en absence sur son téléphone et, rentrant chez elle, apprend par la gardienne que des policiers ont demandé à la voir. Soit, la démarche est noble et leur réactivité louable, mais la forme provoque un sentiment de peur et de culpabilité chez Virginie. Elle recontacte le service qui lui fixe un rendez-vous pour venir « déposer ».
Elle n’a pas le sentiment d’être à l’origine de cette décision, ni même d’avoir le choix d’accepter ou de refuser. Pourtant, maintenant que c’est enclenché, elle ne reculera pas. Redoutant être incapable de décrire les faits, nous convenons qu’elle prépare une déposition écrite qu’elle leur remettra si elle est trop sidérée pour parler. La brigadière accepte dans un premier temps son manuscrit, mais questionne l’amie qui l’accompagne et décrète qu’à un moment, il va bien falloir qu’elle parle. Virginie y voit une injonction à avouer, à « cracher le morceau », comme si elle était la suspecte.
Et puis pourquoi ces questions à son amie ? Sa phobie sociale, son orientation sexuelle seraient-elles envisagées comme des éléments à charge ou à décharge ? Virginie se sent dépossédée de son histoire, se sent à nouveau ballottée par les grands, a de nouveau six ans et demi…
C’est rapide, trop rapide. C’est violent, très violent. Pourtant Virginie tient bon, alternant entre épisodes d’accalmie et périodes de frustration et de colère, d’à quoi bon… jusqu’à ce 22 décembre. Pour se décentrer des idées envahissantes, elle se met à surfer sur instagram. Mais les algorithmes l’orientent, évidemment, sur les affaires du moment : l’éviction du juge Durand de la Ciivise, remplacé pour avoir trop bien œuvré à aider les victimes, les poursuites pour viol et le complément d’enquête concernant Gérard Depardieu.
S’ensuivent les palabres du président Macron -celui qui avait fait de la lutte contre les violences faites aux femmes la grande cause de son quinquennat- qui, sans même un mot pour les plaignantes, dénonce une chasse à l’homme, déplore que le tribunal médiatique s’en prenne au monstre désacralisé, exhorte au respect de la présomption d’innocence de ce grand acteur, allant jusqu’à suggérer que les images le montrant tenir des propos obscènes envers une petite fille pourraient être un odieux montage. Et quand bien même, la légion d’honneur « n’est pas là pour faire la morale », et il est hors de question de songer à en déchoir Gérard !
Un violent uppercut supplémentaire pour Virginie, une nouvelle injonction à se taire, une nouvelle insinuation de l’hystérie des victimes, un nouveau manifeste prônant l’impunité des élites… Le souffle coupé, elle fait un dernier effort pour me contacter, mais chaque minute est une torture et je ne la rappelle pas assez vite. Virginie ne peut contenir le raptus et s’empare de cachets qu’elle avale à grandes gorgées d’alcool…
Heureusement, la réactivité d’une de ses amies a permis que nous intervenions assez rapidement pour la sauver, même si elle nous en veut un peu à son réveil. Il faut dire que tout semble fait pour la punir de son geste, pour lui passer l’envie de recommencer ! Son esprit embrumé émerge alors qu’elle est affalée sur une chaise dans un couloir des urgences, vêtue d’une simple combinaison de papier et transie de froid. Mais ses demandes pour se couvrir ou boire un verre d’eau obtiennent une fin de non-recevoir.
Ayant involontairement arraché sa perfusion, elle subit les foudres de l’infirmière pour avoir foutu du sang partout, et se retrouve à quatre pattes en train d’éponger elle-même sa maladresse. Mais enfin, sous-entend le psychiatre qui finit par lui rendre visite, on n’a pas idée de faire un tel caprice en cette période de Noël, au lieu de se tenir bien sage auprès de sa gentille famille !!
Ses amies se mobilisent : quasi-exfiltrée par la première (à condition de signer une décharge dédouanant l’hôpital de la moindre responsabilité !), elle est invitée par la deuxième à clore cette annus horribilis dans une petite ville du sud située au bord de la mer. Entre temps, une frustration insupportable la pousse à envoyer des messages à son agresseur, qui bien sûr, nie avoir commis « quoique ce soit de répréhensible ». Pourtant, l’envoi de ces messages réveille la mémoire d’un nouveau membre de la famille, dont les propos sonnent comme une validation supplémentaire.
Virginie se métamorphose : ouatée dans un environnement sécure et bienveillant, elle s’autorise enfin à se sentir à sa place, peut-être pour la première fois de sa vie. Comme si son corps devait exsuder toute cette poisse dans laquelle elle s’enlisait depuis trente ans, elle supporte une fièvre qui monte jusqu’à 40 ce 31 décembre, et entre dans le nouvel an avec une nouvelle respiration !
Bien sûr, elle sait que le combat n’est pas fini. Elle aimerait que tout cela soit derrière elle, mais elle garde en tête que la justice dont elle rêve ne va pas de soi. En l’occurrence, elle se prépare déjà à se rendre à une convocation que lui a transmise la brigadière qui l’avait reçue au commissariat : Le 19 janvier, elle doit se présenter dans une unité médico judiciaire pour se « conformer à la réquisition d’une psychologue qui a pour mission de lui faire passer un examen médical psychologique ».
J’accompagne Virginie ce jour-là : je connais trop ce sentiment de honte qui ne manque pas d’envahir les victimes dans ces moments-là, et la dangereuse tendance à se dissocier quand l’angoisse est trop intense. Je la laisse enchainer ses trois clopes (je me retiens moi-même d’en allumer une deuxième), puis nous passons les portes de l’hôpital et nous orientons vers l’unité médico judiciaire. La première chose qui me saute aux yeux est cette affiche qui stipule qu’aucune violence verbale ne sera tolérée envers le personnel de l’unité. Je pense aussitôt que le stress de la situation peut effectivement engendrer des réactions –plus défensives qu’agressives- de la part des victimes, et que cela devrait être pris en considération. Mais l’affiche sous-entend l’injonction à « se calmer »…
Nous attendons à peine. Virginie se présente à l’accueil et tend sa convocation. Déjà, quelques personnes campent derrière nous et attendent leur tour. L’employé, désabusé, annonce qu’il n’y a aucun rendez-vous de noté à son nom. « Vous avez confirmé votre venue huit jours avant ? » Virginie est sidérée, elle bafouille qu’on ne l’a pas informée de la nécessité de cette démarche et je la crois sur parole. Mais l’employé soutient que l’on en est toujours prévenu, et que faute d’avoir confirmé, le rendez-vous est annulé.
Puis il lui demande, ou plutôt déduit de la convocation, qu’un examen physique était prévu. Comment ça ?! Depuis quand les psychologues font passer des examens physiques ? Pourquoi est-ce aussi flou ? Virginie n’a jamais pu mettre les pieds chez un.e gynécologue… est-ce pour éviter les désistements que l’on ne prévient pas ? Est-ce obligatoire (et dans ce cas, cela confinerait à un nouveau viol !) ?
Nous n’avons pas le temps de nous remettre de cette annonce que l’employé lui demande sans ménagement : « elles sont situées où vos blessures ? » Sidération de nous deux, les gens autour de nous deviennent floues ; Virginie, sidérée, ne sait que répondre. L’homme se tourne alors vers moi, visiblement excédé par son mutisme, et me demande si je l’accompagne. Je ne peux que répéter, avec toute la fermeté dont je suis capable – et c’est bien peu, qu’elle a reçu une convocation et que personne ne l’a informée qu’elle devait confirmer huit jours avant. Dans un soupir qui en dit long, l’employé demande à Virginie si elle souhaite reprendre un rendez-vous, ce à quoi elle acquiesce. Il consulte à nouveau son ordinateur, imprime une nouvelle convocation, puis annonce, comme un point final : 28 octobre !
Nous nous sommes assises à la sortie du service. Virginie a eu besoin de vérifier : rien dans le mail, ni sur la convocation, précisant qu’elle devait confirmer sa venue huit jours avant. Je m’interroge sur cette « formalité ».
Je suppose que la démarche est tellement difficile que de nombreuses victimes ne parviennent pas à se présenter à l’unité médico-judiciaire. Alors quoi ! Il est tellement plus simple d’instaurer cette confirmation pour éviter de perdre du temps avec celleux qui n’honorent pas leur rendez-vous, plutôt que rappeler ces personnes pour voir comment elles l’envisagent et les inciter à s’y rendre !
Combien de victimes se sentent incapables d’une telle démarche huit jours avant, et le jour même sont prises d’une rage suffisamment stimulante pour s’y rendre finalement ? Quel message est envoyé aux victimes ? Qu’il faudrait savoir ce qu’elles veulent ? Qu’elles sont inconséquentes ? Que si elles ne prennent pas la peine de se présenter, c’est peut-être que ce n’est pas si grave ?
Le reste de la journée s’est passé dans un sentiment de déréalisation, pour Virginie, mais aussi pour moi. J’ai eu honte de ne pas être capable de l’aider mieux, d’être à mon tour entravée par la sidération. Mais peut-être que ce qu’il faut en retenir, c’est que la frustration était telle que le soir même, la rage a donné à Virginie la force de poster son témoignage sur les réseaux sociaux, et à moi l’élan d’écrire ce texte. Cette rage, qui est sans doute à l’origine de l’essor de tous ces mouvements Me too, Balance ton porc, Nous toutes… Qui signe peut-être que les bornes ont été dépassées, et que notre rébellion est en marche.
Notre désobéissance civique, dirait Frédéric Gros : « Le dissident civique, lui, depuis un état d’obéissance, depuis ses habitudes de soumission, fait l’expérience soudaine de l’intolérable et prend conscience. Il expérimente une impossibilité qui l’oblige à la rupture (…) Le dissident ne peut plus continuer à ne pas dire et se taire, à faire semblant de ne pas savoir, de ne pas voir. Cette double négation de la dissidence n’est pas dialectique, elle ne produit pas l’affirmation comme accomplissement et synthèse. Elle fait rupture, éclat. »[2]
[1] Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants
[2] Fréderic Gros, Désobéir, Flammarion, paris, 2019, p. 186