Qu’est-ce que deux collégiens de 12 et 13 ans, deux garçons en primaire, une collégienne de 13 ans et une adulte de 35 ans peuvent bien avoir en commun ? Au-delà d’appartenir à la communauté des neuroatypiques, pas grand-chose à la base. Communauté très prisée, devrais-je même dire, il n’y a qu’à écouter les savants des réseaux sociaux, « tout le monde est autiste aujourd’hui », « c’est devenu cool d’avoir un TDAH, d'avoir un enfant HPI », la neuroatypie1 serait donc la nouvelle mode 2024 et tout le monde voudrait en être. Tout le monde, sauf ceux qui sont réellement concernés, diagnostiqués ou pas.
J’ai eu mon diagnostique de TDAH2 quelques mois avant mes 35 ans. Ce n’était ni une surprise ni une tragédie, et je n’ai pas non plus accueilli cette nouvelle avec un sentiment de fierté ou de réussite. Je n’ai pas trouvé ça cool ou tendance. J’ai trouvé ça logique pour commencer. Puis j’ai trouvé ça dommage, dommage d’avoir dû attendre si longtemps car depuis que je suis sous traitement, ma vie s’est considérablement améliorée. Plus ou moins masqués par le TDAH, les indices suggérant aussi un TSA3 ont été relevés dans la foulée par le psychiatre. Mais puisque, contrairement aux troubles de l’attention, aucun traitement n’existe pour ceux se trouvant sur le spectre – large, très large, beaucoup plus large qu’on ne le pense – autistique, je n’ai pas considéré utile de m’engager dans un parcours long et coûteux de diagnostique officiel.
Néanmoins, cette obligation à prendre soin de ma santé mentale qui a conduit à davantage me comprendre et m’accepter, me semble étroitement liée aux décisions que j’ai prises afin d’aligner ma vie sur ces nouvelles perspectives. Au fond, je n’ai pas changé depuis mon diagnostique, au contraire d’ailleurs. En revanche, mon travail avec ma psy m’a appris à davantage me connaitre, à davantage m’accepter également, et je suis encore en chemin pour me faire à l’idée qu’il ne sera pas possible pour moi de devenir normale4. Il y a d’un côté donc, ces diagnostiques qui rendent une partie des choses plus claires, et de l’autre ce flou absolu quant à : et maintenant ? Que faire de tout ça ? Je n’ai pas attendu 35 ans pour être confrontée à ces questions, depuis toujours l’on m’a qualifiée de « bizarre » ou de « spéciale ». Des tests passés en primaire pour valider la décision de me faire sauter une classe, je n’ai qu’un souvenir flou. De l’impression de ne pas être à ma place et de devoir toujours cacher ce que je suis réellement, j’ai un souvenir très précis. À l’époque, on ne disait pas encore HPI5. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à employer ce terme. J’associe en revanche cette particularité de mon cerveau non pas à une source de fierté, mais à quelque chose qu’il faut cacher. Aussi, j’ai appris très vite à insérer des fautes dans mes devoirs, à ne pas contredire les profs qui se trompaient et à ne surtout pas révéler ce qui m’aurait valu d’être encore davantage mise à la marge. Contrairement à d’autres, j’ai réussi à me fondre dans la masse et ai eu mon bac mention ennui avant de faire des études qui m’ont tout autant ennuyée. Un bac +5 et les félicitations du jury en poche, je n’avais toujours aucune idée de qui j’étais et de ce que je voulais faire, mais j’avais acquis de sacrées compétences pour me fondre dans la masse et ne pas (trop) me faire remarquer.
Et là, vous pouvez vous dire : mais quel rapport avec le paragraphe d’introduction ? J’y viens, rassurez-vous. Et pardonnez-moi cette incapacité de concision et ce problème de digressions qui sont très courants chez les personnes présentant un TDAH – je le précise au passage non pas comme une excuse mais comme un fait.
Donc moi, 35 ans, (plus ou moins) fraichement admise au club des neuroatypiques, et encore plus fraichement débarquée dans le sud, celui qui fait chanter les cigales, les accents et Jul. J’ai posé mes valises non loin de Marseille en janvier 2024, nouvelle année, nouvelle vie. J’avais quitté Paris, mon couple et mon travail sur un quasi-coup (sur coup) de tête en fin d’année. Je suis donc arrivée seule et sans emploi, n’ayant absolument aucune idée de ce que j’allais faire de moi.
Presque par hasard, sur une impulsion du moment, un peu comme on pourrait se mettre à la poterie ou à l’aquarelle, je me suis dit que je pourrais donner des cours. Alors, je me suis inscrite sur un célèbre site au nom proche d’un parfum de glace qui met en relation des parents d’élèves et des professeurs particuliers. Je ne suis pas prof de formation, j’ai donné des cours pendant mes études, pour me faire un peu d’argent, et dans le cadre de mon travail, j’ai souvent eu à former des équipes, mais ce sont pour ainsi dire mes seules expériences. Malgré ma localisation peu pratique (petite ville à une vingtaine de kilomètres de Marseille), mon absence de véhicule autre qu’un vélo, et l’année scolaire plus qu’avancée – nous étions début mars – on m’a tout de suite proposé un, puis deux, puis trois élèves. Deux mois plus tard, j’ai 10 élèves et je donne 16 heures de cours par semaine. J’enseigne le français, les maths et l’anglais, du CE2 au lycée. Et ironiquement, plus de deux tiers de mes élèves sont donc neuroatypiques.
Qu’il y ait une sur-représentation de neuroatypiques parmi les élèves présentant des difficultés scolaires et faisant donc appel à des profs particuliers n’est évidemment pas étonnant, c’est en revanche navrant. Comme le sont les expériences personnelles propres à chacun et pourtant si semblables de mes élèves. J’ai d’abord cru à une coïncidence avant de me résoudre à admettre que le système scolaire broyait ces enfants aussi sûrement que mon ancien travail m’avait broyée, moi ; moi « l’autiste de service » qui ne tenait pas en place pendant les réunions, qui ne supportait pas le bruit ou l’agitation, et à qui on a dit, souvent, qu’il faudrait « murir » ; moi aussi qui n’ai jamais compté mes heures et ai plutôt « réussi » d’un point de vue objectif, moi qui suis toujours allée plus vite que les autres, qui ai souvent eu à assumer plusieurs postes, moi qu’on a félicitée parfois, pour sa créativité atypique, qu’on a même surnommée le « petit génie » quand tout se passait bien (peut-être ironiquement, je ne sais pas), mais qu’on a plus souvent reléguée au rang de personne « bizarre », « différente », soit « trop » soit « pas assez ».
Avant de continuer, je me dois de faire une autre digression. Comme je l’ai déjà précisé, je ne suis pas enseignante de formation, je n’ai jamais eu à donner de cours face à une classe. J’ai, comme tout un chacun, un avis sur l’enseignement en France (et les services publics en général), mais j’ai également assez de bon sens et de recul pour savoir que je ne m’y connais pas suffisamment pour émettre un jugement éclairé et complet. Je tacherai donc au maximum d’éviter l’écueil des savants des réseaux sociaux et me contenterai de parler de mon expérience personnelle et de celles des élèves à qui j’enseigne. Je préciserais néanmoins que j’ai une admiration infinie pour les profs, les vrais, ceux qui enseignent envers et contre tout et tous (y compris leur administration et le gouvernement) malgré le manque de moyen, de reconnaissance, de constance voire de bon sens. Je les admire comme j’admire les cosmonautes, parce qu’ils me semblent avoir un super-pouvoir que je n’aurai jamais, ainsi qu’une pression immense sur les épaules qui impose l’humilité et le respect.
Pourtant, sur les cinq élèves cités dans le premier paragraphe (allant donc de 9 à 13 ans, du CE2 à la 4ème), les cinq m’ont dit qu’ils se sentaient bêtes, bizarres ou différents, quatre m’ont confié qu’au moins un prof leur avait dit qu’ils étaient bêtes (parfois même devant leurs parents), et trois avaient déjà eu des profs particuliers qui avaient jeté l’éponge parce que ça ne « fonctionnait pas » et/ou qu’ils étaient des élèves trop difficiles. À l’issue de deux mois à voir ces enfants une ou deux fois par semaine, je peux affirmer qu’aucun d’eux n’est bête ou difficile. Au contraire, je les trouve vifs, intéressants, parfois drôles, souvent touchants, toujours étonnants. Je leur apprends la grammaire, les figures de style ou la factorisation, j’ai dû réviser les tables de multiplications et réapprendre les nombres premiers, je les vois progresser et comprendre et ça me remplit de joie et de fierté. Pour certaines de leurs questions, j’ai les réponses ; je sais par exemple que si on multiplie deux nombres relatifs négatifs, on obtiendra un résultat positif, je connais également les critères de divisibilité ou ce qui différencie les différentes propositions subordonnées. En revanche, je me suis retrouvée franchement démunie lorsque Julien6 (élève de 4ème, TSA) m’a demandé à partir de quel âge il cesserait de se sentir « bizarre » et en décalage. Je n’ai pas toutes les réponses qu’il leur faudrait mais je tente de composer avec ce que j’ai, alors oui Léo (5ème, TDAH et TSA) est accroupi sur sa chaise et fait le balancier pendant les deux heures que dure notre cours, et je lui répète que ça ne me dérange pas le moins du monde puisqu’il m’écoute, apprend et progresse. Je lui ai même dit qu’il pouvait faire le poirier si ça le chantait tant qu’il arrêtait de confondre les fonctions et les natures grammaticales. J’ai également offert un livre à Ilyès (10 ans, redoublant son CE2 et en parcours de diagnostique TDAH) qui est entre le roman et la BD, et c’est sur ce livre qu’on rattrape son retard en Français. Louis (TDAH, CM1) l’ignore au moment où j’écris ces lignes mais je lui offrirai le même livre dans deux jours. Ces deux élèves – ni dans la même ville, ni dans le même établissement – m’ont confié avoir cessé de lire des bandes dessinées ou des mangas après que leurs profs respectifs leur aient dit que ce n’était pas des « vrais livres » ou que les BD « c’était pour les bébés ». Léo, m’ayant confié une anecdote similaire, s’est vu offrir un roman que j’avais moi-même lu au collège et qui m’avait bien davantage donné le goût de la lecture que les Zola et Maupassant 7.
J’essaie de ne pas mettre tous les profs dans le même panier, parce que bien sûr que #notallprofs. Mais j’ai néanmoins du mal à retenir ma colère quand j’entends des absurdités énoncées comme des jugements définitifs et inattaquables alors que :
Non, Julien n’est pas « incapable d’accepter de l’aide » contrairement à ce que son prof principal a écrit à sa mère, il est juste incapable d’appliquer ce qu’il ne comprend pas. Quant à s’étonner qu’un garçon TSA ne participe pas assez à l’oral en classe, je répondrai simplement que la semaine dernière, j’ai enfin réussi à parler à la dame qui vend les fruits et légumes au marché, et que je n’y suis parvenue que parce que ma psy m’y encourage depuis des mois.
Non, Léo ne présente pas un « manque d’intérêt pour le français et de grosses lacunes », il a seulement davantage de mal à faire semblant de s’intéresser à des livres qui ennuient 90% des élèves, mais puisqu’il a lu L’île du Crâne en deux jours, je pense qu’on peut se mettre d’accord sur le fait que ne pas aimer Zola n’est pas nécessairement une condamnation à l’inculture.
Non, Ilyès n’est pas « ingérable », il est seulement incapable de rester assis immobile pendant plus de dix minutes et sa défiance à l’égard de son prof pourrait venir, je dis bien pourrait, j’émets une supposition, du fait que ledit prof l’ait qualifié de « bête » devant lui et sa mère.
Non, Louis n’est pas « très en retard » malgré son incapacité à lire les 90 mots par minutes imposés par des normes écrites dans des bureaux très loin des salles de classes, il est juste incapable de lire à haute voix car son cerveau (qui va donc trop vite et a du mal à se concentrer sur une seule tâche - la définition du TDAH en somme) ajoute des syllabes issues des mots d’après à ceux qu’il est en train de lire. Pour résumer : son cerveau va plus vite que sa bouche. En revanche, sa lecture non verbale (dans sa tête) est extrêmement rapide et sa compréhension excellente. Or, gageons qu’on n’attend pas de lui de lire une conférence de sitôt donc pourquoi faire planer au-dessus de lui, et de sa mère, la menace d’un redoublement parfaitement inutile ?
Certains de mes anciens collègues s’étonnent de ce virage professionnel à 180 degrés, trouvant étrange voire suspect que je m’y épanouisse davantage que dans un poste pour lequel un million de filles ou de garçons tueraient8. Point non négligeable selon mon banquier mais totalement dérisoire face à ma santé mentale, mon salaire aujourd’hui représente à peine un quart de ce que je gagnais auparavant. On s’étonne aussi du temps que je passe à préparer mes cours mais gageons qu’il est plus facile pour un enfant de 12 ans de retenir ce qu’est une anaphore9 en prenant en exemple une tendance TikTok plutôt que Voltaire10. Dans mon ancienne vie, je gérais une équipe d’une vingtaine de personnes, j’avais un travail financièrement et socialement très gratifiant. Pourtant, je ne me souviens pas d’avoir été aussi fière que lorsque Léo m’a dit qu’il ne se sentait plus bête ou quand je l’ai vu comprendre ce sur quoi il butait depuis deux ans, ou quand Emma est passée de 8 à 14 en maths. Et je ne sais ce qui m’a le plus touchée dans la rédaction de Julien sur le thème « Je suis fier de… » entre l’utilisation sublime des figures de style et notamment l’oxymore « zone de confort inconfortable » et le fait qu’il ait choisi le travail que l’on faisait ensemble comme sujet ou encore quand la maman de Louis m’a confié que son fils lui avait dit que c’était la première fois qu’il avait un prof qui était « comme lui » et que ça voulait donc dire qu’il n’était pas « tout seul à être comme ça ».
La neuroatypie, loin d’être une mode que tout le monde suit, c’est d’abord ça : ce sentiment de solitude, cette impression qu’on est le seul à fonctionner ainsi donc en déduire qu’on fonctionne mal, qu’on n’est pas normal, quand on ne nous le dit pas carrément ouvertement.
À cela, ma psy répondrait probablement que si « être normal » c’est être dans la norme donc comme tout le monde, trop peu pour elle. Et du coup tant mieux pour nous, les bizarres, les étranges, ceux qui ne regardent pas dans les yeux, qui ont besoin de se balancer d’avant en arrière pour se concentrer, qui sont incapables d’apprendre par cœur quelque chose qu’ils ne comprennent pas mais savent presque tout ce qu’il y a à savoir sur les orques et les manchots (moi), sur les mangas (Julien), sur l’escalade (Léo) ou sur le foot (Ilyès). À ceux aussi qui apprennent trop vite ou pas assez, qui mélangent les lettres ou les syllabes mais ont un vocabulaire incroyable, ceux qui comprennent ou apprennent ou travaillent différemment des « autres », qui ne rentrent pas dans les cases, je dis que peut-être il est temps de repenser ces cases trop étroites qui écrasent des cerveaux en construction et maltraitent des confiances fragiles. Je ne sais pas quel est cet enfant « normal » pour qui l’enseignement est fait aujourd’hui, je peux uniquement dire qu’aucun de mes dix élèves ne lui ressemble, neurotypiques inclus.
J’aimerais pouvoir dire « et tant mieux », parce qu’un monde où l’on serait tous identiques ou même semblables me paraît en effet bien fade11, mais la réalité du monde de l’école, des conseils de classe, du brevet ou du bac me rattrape. Puisque cette machine à broyer les individualités sera toujours derrière nous, tant pis, on trouvera des moyens de rester à bonne distance voire de prendre un chemin dérobé pour lui échapper. Après tout, ne diton pas que se perdre est le moyen le plus sûr pour découvrir ce qu’on ne savait pas chercher ? Si la pénicilline, le pacemaker, les chips et les feux d’artifices sont nés par erreur et/ou par hasard, il me tarde de découvrir de quoi seront capables Léo, Julien, Emma, Louis, Ilyès et tous les autres.
Ophélie Malassigné
1 Neuroatypie : selon Brigitte Chamak, sociologue et chercheuse en neurobiologie, dans l’ouvrage « Santé mentale : guérison et rétablissement », le terme de neuroatypie est aujourd’hui « utilisé pour qualifier toute personne présentant un mode de fonctionnement cognitif différent, et notamment pour celles qui ont reçu un diagnostic psychiatrique ». C’est le cas « de plus en plus de pathologies (autisme, hyperactivité, syndrome bipolaire…), redéfinies comme une autre façon d’être au monde ». Les hauts potentiels intellectuels et les syndromes Dys (dyslexiques, dysphasiques, dyspraxique) font aussi partie des troubles associés à la neuroatypie.
2 TDAH : Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité.
3 TSA : Trouble du Spectre Autistique.
4 Comprendre : dans la norme.
5 HPI : Haut Potentiel Intellectuel.
6 Tous les prénoms ont été modifiés.
7 « L’île du crâne » d’Anthony Horowitz.
8 Oui, c’est une référence au livre « Le Diable s’habille en Prada » et non je ne travaillais pas dans la mode, je travaillais dans l’audiovisuel, c’est pire.
9 Une anaphore est une figure de style qui consiste à répéter un même mot ou groupe de mots au début de plusieurs phrases.
10 J’ai mis Voltaire au hasard je l’avoue, et bien sûr que le « I have a dream » de Martin Luther King est inspirant, mais le « Je suis… bien sûr que… » de TikTok reste plus proche de mes élèves, l’un empêchant pas l’autre, on adapte l’appât à ce qu’on veut appâter.
11 C’est faux, c’est une réflexion de ma psy mais je lui emprunte, je pense qu’elle ne m’en voudra pas.