Samedi 23 octobre 1954, Pointe-Pescade, tôt le matin, au domicile du militant Mourad Boukechoura, à Rais Hamidou (ex. Pointe-Pescade), se tient l’ultime réunion des Six à l’origine du déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954. Ce jour-là, Ben Boulaïd Mustapha, Benmhidi Larbi, Bitat Rabah, Boudiaf Mohammed, Didouche Mourad et Krim Belkacem doivent passer en revue les derniers préparatifs en vue du lancement de l’insurrection, avant de regagner leurs fiefs respectifs. À l’ordre du jour : apporter les dernières retouches au texte, long et détaillé, qui constitue la Proclamation du 1er novembre du FLN (Front de libération nationale), ainsi que le tract de l’ALN (Armée de libération nationale), court et concis, qui constitue l’Appel au peuple. Puis, chaque membre du ²Comité des 6² présente une rétrospective des principales cibles qui seraient attaquées dans la nuit du 31 au 1er novembre 1954 que M. Boudiaf consigna méticuleusement. Quelques jours plus tard, le coordonnateur M. Boudiaf va transmettre à Ahmed Ben Bella toutes ces informations qui seront lues, le 1er novembre à la Voix des Arabes, sur Radio-Le Caire.
Fin mars 1952, M. Boudiaf a rendu visite à A. Ben Bella, à la prison de Blida, pour lui remettre, via le gardien, un gros morceau de pain découpé en son milieu et dont une des extrémités contient une forte lime, procurant ainsi au détenu l’outil de son évasion.
Fin octobre 1954, Boudiaf s’est déplacé pour remettre à Ben Bella la déclaration du 1er novembre et les principales cibles à attaquer pour être lues sur la Voix des Arabes. Fait insolite, instinctivement, cela n’a pas traversé l’esprit du géniteur du FLN et de la fédération de France que, ce jour-là, il avait remis la clé de la direction de la révolution à celui qui allait devenir le premier président à l’indépendance du pays.
Samedi 23 octobre 1954, Alger, tôt le matin, la police des renseignements généraux RG d’Alger transmet à l’intention des décideurs un rapport sur tout ce qui se savait sur le mouvement nationaliste, incluant les importants renseignements de dernière minute, obtenus auprès des indicateurs. C’est le préfet Jean Vaujour, directeur de la Sécurité Publique en Algérie, qui se déplace au bureau d’Air France à l’aéroport de Maison-Blanche (Alger) pour remettre l’enveloppe au commandant de bord de l’avion en partance pour Paris. Un commissaire spécial attend le courrier à Orly pour le faire parvenir à Place Beauvau (ministère de l’Intérieur). Si le préfet en personne s’est déplacé à l’aéroport, cela renseigne aussi bien sur l’importance que l’urgence du document, sachant que J. Vaujour avait rencontré, quelques jours plus tôt, le ministre de l’intérieur François Mitterrand, en visite en Algérie.
En fait, le document transmis dépeint les activités de Ben Bella et du Comité de Libération du Maghreb au Caire, les commandos en formation en Égypte, l’existence du CRUA (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action), concluant que le mouvement couvre tout le pays et que c’est Ben Bella qui assure la coordination, à partir du Caire. À partir de ce rapport et de cette date du 23 octobre 1954, les autorités politiques françaises vont désormais clamer que « tout se fait au Caire et le chef est Ben Bella ». Et, quand la radio du Caire va annoncer, le 1er novembre, le déclenchement de l’insurrection en énumérant les cibles visées, c’est pour les autorités françaises, la confirmation de la certitude de leur appréciation, même si la réalité́, ci-haut décrite, est toute autre. De ce qui précède, il appert bien que le cloisonnement qui a permis la naissance du FLN a bien fonctionné, puisque même la découverte de l’existence du CRUA est sans effet, car il avait déjà atteint sa date de préemption. Mais, du fait de l’inaptitude des RG à faire face au cloisonnement et à l’excès de zèle de ses politiciens de l’époque, la France clame et fait la publicité de Ben Bella chef de la révolution.
Ce n’est que plusieurs jours après le début de l’insurrection que le colonel Schoen, responsable du service de renseignement militaire CLNA (Comité de liaison nord-africaine) transmet son rapport, expliquant que Le CRUA n’existe plus sous ce nom, ayant donné naissance à deux organismes : l’un militaire, l’Armée de Libération Nationale, et l’autre politique, le Front de Libération National. En fait, il faut savoir que le rapport de Schoen accuse un retard de trois mois car le CRUA est mort trois mois plus tôt, au lendemain de l’échec de la réunification des deux ailes, Messaliste et Lahoueliste, du parti MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) et la tenue de deux Congrès distincts. Mais, cela, les fins limiers des RG, au quotient intellectuel QI si élevé, ne le savaient pas.
Main de l’étranger et Main Rouge L’insurrection du 1er novembre était généralisée, menée par de petites bandes, et pour J. Vaujour et son état-major, tout comme pour le gouverneur général de l’Algérie française Roger Léonard, une action si brillamment coordonnée ne pouvait être dirigée que du Caire, du fait qu’il était impossible pour la Voix des Arabes de fournir autant de détails précis sur les attaques menées, à moins que les ordres ne proviennent de la capitale égyptienne. Cela n’a pas traversé leur esprit que tout le plan d’insurrection puisse avoir été établi et coordonné en Algérie par le Comité des 6, puis envoyé au Caire pour sa diffusion. On considérait probablement que le QI des FAM (Français musulmans d’Algérie) ne pouvait pas subitement atteindre et permettre un tel niveau d’organisation et de coordination. Plus de 70 ans plus tard, on peut encore se poser la question si Place Beauvau ne pouvait pas penser ou bien ne voulait pas penser que des FAM puissent s’organiser par eux-mêmes pour coordonner leur lutte, alors que le caractère insurrectionnel ne pouvait pas être nié. Nul doute que l’invoquée explication « main de l’étranger » cache, au moins, l’incompétence. Comment peuvent-ils ignorer que même les deux compères du Caire (Al Dib et son adjoint Izzat Soleiman) qui dirigent la section Afrique du Nord des services spéciaux égyptiens, avec leur refrain « Commencez votre révolution…l’aide suivra » n’ont cru aux chances d’une insurrection algérienne qu’après son lancement. Comment peuvent-ils déduire, sur la base d’un seul témoignage non vérifié, possiblement deux, que tout se décidait au Caire et que le chef était Ben Bella, alors que l’apport de ce dernier réside dans la transmission d’une promesse verbale du président Nasser, transmise via Al Dib, d’aider la révolution une fois lancée? D’ailleurs, jusqu’à la fin de l’été 1956, aucune arme n’a été livrée aux wilayas II (Nord-constantinois), III (Kabylie) et IV (Algérois).
Mais, pour la France, c’est Ben Bella, main dans la main avec Nasser, qui a tout dirigé. D’ailleurs, Il est plus que probable que le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) était derrière la tentative d’assassinat perpétrée à Tripoli (Lybie) contre Ben Bella et attribuée à la « Main Rouge » dont les accointances avec le service de renseignement français étaient de notoriété publique. Mais le mythe/légende Ben Bella est déjà lancé. Il va perdurer jusqu’à l’indépendance.
22 octobre 1956 Grand perdant de la tenue du Congrès de la Soummam, tenu le 20 août 1956, et auquel il n’a pas participé, Ben Bella va recevoir une autre tuile sur la tête avec l’arraisonnement par la marine française, le 17 octobre 1954, du bateau Athos que lui-même avait acheté et dont il a participé à l’acheminement des armes à bord, en vue de les acheminer en Algérie. La France exulte car la collision FLN-Égypte est désormais établie, l’affaire de l’Athos était la preuve irréfutable de la justesse de leur croyance, dure comme fer, et qui date du rapport des RG du 23 octobre 1954. Pour la France de Guy Mollet, comme le montre la cargaison de l’Athos, c’est l’Égypte de Nasser qui est derrière le déclenchement de la révolution algérienne et lui fournit les armes, tout comme c’est Ben Bella qui en est le pivot. La surenchère française est alors maximale, avec le rappel de son ambassadeur au Caire, la plainte à l’ONU et, en novembre, l’agression Anglo-Franco-Israélienne de Suez, édulcorée en expédition, mais qui a tourné au fiasco, suite au cessez-le-feu imposé par les Soviétiques et les Américains, prélude à la fin de l’ère coloniale franco-anglaise.
Mais Ben Bella est né sous une bonne étoile et va rebondir. C’est de nouveau la France qui, de nouveau involontairement, relancera sa carrière politique, suite au détournement de l’avion à bord duquel il se trouvait, lui et d’autres chefs historiques, le 22 0ctobre 1956. À la une de tous les journaux de France et d’Algérie française, c’était le détournement de l’avion de Ben Bella et ses amis, même si le célèbre New York Times dont le journaliste Thomas Brady se trouvait à bord de l’avion détourné, a titré sur l’arrestation de 5 chefs rebelles.
Ben Bella en prison En prison, Ben Bella n’a pas perdu son temps car, d’après le témoignage d’Ahmed Taleb-Ibrahimi, c’est le détenu qui a le plus amélioré son auto-formation. En prison, il n’a pas, non plus, perdu sa verve et force de persuasion pour travailler au corps à corps et convertir au benbellisme ses codétenus abbanistes, Mohamed Lebjaoui et Amar Ouzeggane, qu’on dit rédacteurs de la plateforme de la Soummam. Nul doute qu’il avait besoin de moins d’effort pour la conversion de Yacef Saadi, naturellement prédisposé.
À son arrivée au pouvoir en 1958, le général De Gaule avait prié son homme de main Paul Delouvrier qu’il a installé à Alger de ne pas rechercher le contact à Tunis avec Ferhat Abbes, le président du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne) qu’il avait connu à la Chambre des députés, ni d’ailleurs avec aucun autre membre du GPRA. Mais, au printemps 1960 à Tunis, P. Delouvrier a rencontré Mehdi Ben Barka qui lui a soufflé à l’oreille que Ben Bella est le plus représentatif des indépendantistes Algériens, d’autant plus qu’il était disponible et à portée de la main, à la prison La Santé puis l’île d’Aix ou il était alors détenu. Comme cette ²évidence² était partagée par les services les stagiaires de l'École nationale d’administration qu’il avait rencontrés dès son arrivée à Alger, information fut transmise à qui de droit dont il avait l’oreille, avant de quitter son poste en Algérie, en décembre 1960. Par la suite, quand De Gaulle a reconnu la souveraineté de la future Algérie sur le Sahara en septembre 1961, débloquant ainsi les négociations, la France a autorisé les négociateurs du FLN à consulter Ben Bella dans son nouveau lieu de détention, le château de Turquant d’abord, puis le château d’Aulnoy par la suite. La suite est bien connue
PARTIE II : BEN BELLA & L’ÉGYPTE SE CAJOLENT sera publiée le 1er novembre