Je ne me souviens plus du moment précis où j’ai commencé à jouer la professeure. Les jeux étaient la continuité logique d’un désir si profond que ma mémoire n’a pas su conserver autre chose que des morceaux à chair vive, images animées au sein desquelles je savais que c’était là ce que je voulais être. Je le savais si bien que j’ai conservé intacte la mémoire des noms et la reconnaissance pour ces visages qui ont nourri mon envie, mon appétit de savoir et de transmettre, pour ces êtres qui ont façonné, peu à peu, un rapport à l’autre et au monde. J’avais aussi envie d’attirer leur regard, de leur offrir, en retour, la satisfaction d’être écouté et compris. Bien loin de moi étaient les figures de Moïse ou d’Abraham : l’appel ne venait que de moi-même, compagnon qui m’accompagnait silencieusement et qui donnait sens à tous les réveils qui ont scandé ma vie.
Pour autant, le chemin m’a paru long, semé d’embûches et d’entorses ; il a fallu lutter, apprendre, besogner. Je n’ai jamais cru que les choses me seraient facilement accessibles : « on devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer », depuis longtemps ma devise.
En sortant d’un centre commercial, j’ai reçu l’appel qui mettait un terme à mon parcours du combattant : « Tu l’as eu ! Ca y est : tu es agrégée ! ». Il m’arrive encore de rêver que tout cela n’a pas eu lieu, que je dois recommencer. La réalité est plus féroce : non, rien n’est à refaire, mais cette victoire sur le destin n’était finalement qu’une étape d’arrivée avant la traversée d’un tunnel dont je ne vois plus le bout.
Première année. La dernière réforme des concours impose que tout le monde dispose d’un Master Enseignant : me voilà donc à valider un second Master, après des mois à passer à écouter que nous n’avons pas le niveau, qu’il nous faut oublier les méthodes qu’on nous a inculquées jusqu’ici, non, tous ceux d’avant avaient tort, et nous sommes bêtes de les avoir crus efficaces. Le mépris et la maltraitance ont commencé là, dans le rappel constant de notre statut de stagiaires. Rien n’est acquis.
Deuxième année. TZR ? Titulaire d’une Zone de Remplacement. Je me lève à 5h pour prendre le train et découvrir, en une journée de pré-rentrée, les trois établissements entre lesquels je vais devoir distribuer mon temps. Coup de chance, une stagiaire démissionne, je vais finalement pouvoir me centrer sur un seul lieu.
Troisième année. J’apprends début juillet que je ne pourrai pas prendre le train cette fois. Je cherche : pas possible de combiner train et bus, la ville a pensé qu’une heure pour faire dix kilomètres en transport en commun était une bonne idée. Heureusement, l’année passée, j’ai enfin pu passer mon permis et m’acheter ma première voiture, radio cassette intégrée. Cela m’offre la chance de faire mes soixante kilomètres tous les jours pour effectuer mes treize heures trente de service. Au bout d’un mois et demi, je me mets à pleurer toute seule sur l’autoroute, à rêver de faire une formation d’ébéniste, alors je déménage.
Quatrième année. Neuf heures seulement me sont attribuées mais, heureusement pour moi, un arrêt maladie anticipe sur un congé maternité. Le chef réussit un miracle : je reste à temps partiel le temps de pouvoir remplacer ma collègue.
Cinquième année. Dix jours avant la rentrée, je découvre mon affectation sur le site dédié à notre suivi de carrière. Service de dix-huit heures, j’aurai trois heures supplémentaires. J’occupe la place d’un mort : la collègue que je remplace s’est éteinte des suites d’un cancer. Pour la première fois, je découvre un emploi du temps confortable sans changement constant de salle.
Sixième année. Retour à la troisième année : même lieu, mêmes visages, sauf celui du chef. Il m’a offert, ainsi qu’à l’ensemble du personnel féminin, une rose pour célébrer la journée de la femme. Quelques semaines plus tôt, il m’avait regardé avec soupçon lorsque j’ai eu l’outrecuidance de lui demander de tancer vertement les trois énergumènes qui perturbaient la classe et m’a conseillé d’aller faire du sport pour me détendre un peu. Où étiez-vous l’an passé ? Ah oui, du lycée… ça doit être pour ça. Heureusement que j’ai changé de voiture : quatorze heures sur cinq jours. J’ai failli oublier : année du grand confinement.
Septième année. Pas d’affectation. Pas de nouvelles. Je fais ma pré-rentrée dans mon établissement de rattachement, j’indique aux élèves nouvellement arrivés le trajet pour se rendre dans leurs classes, je remplace pendant une heure un professeur face à une classe que je n’aurai jamais, en attendant qu’un autre collègue arrive. Je m’apprête à travailler au planning des évaluations nationales de Seconde. Finalement, un appel le lendemain de la rentrée. Poste partagé. Collège de centre-ville ; collège REP+. J’ai une heure le vendredi pour changer d’univers sociologique et, accessoirement, traverser la ville à une heure de pointe. Inspection avec les sixième.
Huitième année. Pas de nouvelles. Une semaine passe après la pré-rentrée. Une centaine de milliers de clics pour constater que je n’ai toujours pas de nouvelles. Un matin, un arrêté d’affectation m’indique cinq heures dans le même établissement qu’en l’année 3 et 6. 7h30 ensuite sur un autre établissement. Bricolage de poste ; des emplois du temps incompatibles initialement qui se retrouvent, finalement, montés de telle manière que 13h30 sont échelonnées sur cinq jours – quid de la sobriété énergétique lorsqu’on force un déplacement pour une heure ? Partage d’une 6e en deux parties : un prof pour la grammaire, l’autre pour la littérature. Je me mets en arrêt. Pour moi, il faut que ça cesse. « Quand on aime, il faut partir », écrivait Cendrars. Et quand on suffoque ?
Où sont passés les élèves ? Les parents ? Les cours ? Tout cela a bien eu lieu. J’aime les élèves, j’aime être avec eux, voir l’incompréhension s’afficher sur leur visage, entendre leur manque de confiance en eux ou en l’avenir, les voir satisfaits d’avoir compris ce qui leur échappait jusqu’à présent. A chaque réunion avec les parents, à chaque rendez-vous avec des parents, l’heure est dans mon sac, je les écoute, essaie de comprendre, de leur répondre, de les aider à comprendre ce qui leur échappe du fait de leur place structurellement inconfortable.
Et malgré tout, quand je fais défiler sur l’écran de ma mémoire les images de ces dernières années, rares sont celles où je ne vois pas apparaître un pic de désespoir, de découragement, d’envie de rebrousser chemin et de reprendre là où il était encore possible de faire autre chose.
Les voies de sortie sont d’autres combats. J’ai connu quelques-unes qui s’y étaient lancées, travaillées par des années de velléités. Un burn-out pour commencer, des années en arrêt, la vérification de la dépression par les instances ad hoc, un salaire complété par la mutuelle sur trois années. Et puis, la reprise d’autres études. Mais ce n’était pas une enfant de la balle : plus facile de financer une reconversion lorsqu’on est héritier. L’autre possibilité réside dans le fait de ne pas être célibataire ; il faut bien que les banques se remboursent. L’Histoire nous apprend ( nous apprenait?) qu’aucune guerre ne se mène gratuitement. La sociologie confirme ce que quelques années dans l’enseignement au XXI°siècle font voir : la réussite à l’école dépend moins des conditions offertes aux élèves en classe que de celles qu’ils retrouvent en rentrant chez eux. Le confinement en a été la preuve supplémentaire, le degré de motivation et d’implication dans le distanciel était d’autant plus fort chez eux qu’on retrouvait en visio dans leur chambre individuelle, ou à l’extérieur avec une piscine en arrière-plan. Dans les conversations entre collègues à cette période, l’un d’entre eux a ajouté aux clichés des autres piscines la sienne : une bassine sur un sol en pierre.
L’an passé, un élève de 6e faisait part de sa fatigue de venir depuis trop longtemps à l’Ecole. Pour lui, l’Ecole, « c’est une prison ». Je me suis dit que consacrer l’heure suivante à expliquer les raisons d’être de l’école obligatoire n’était pas une perte de temps. Les plus nantis de ces corps encore rivés à leur douze ans savaient tous pourquoi ils étaient là : avoir un bon métier quand ils seraient grands, apprendre de nouvelles choses, enrichir sa culture générale. Le discours de la méritocratie fonctionne encore, assortie de son lot de postures à adopter pour en faire des automatismes : être attentif, régulier, rigoureux, consciencieux, respectueux. Sous une autre forme, Flaubert le disait déjà à son disciple Maupassant : « Le talent – suivant le mot de Chateaubriand – n’est qu’une longue patience. Travaillez. »
Sans en avoir conscience, j’ai suivi ces principes, écouté mes professeurs, travaillé sans relâche. J’ai cru à leur bien-fondé. A quoi bon puisque j’ai découvert cette année qu’il aurait suffi d’attendre l’époque où quatre jours suffiraient pour dire « Sésame, ouvre-toi » ?
Cette année, les nouveaux contractuels se sont vus proposer les postes complets sur un seul établissement généralement près de chez eux : normal, il faut les « fidéliser » pour résoudre la crise du recrutement des enseignants. Autrement dit, l’absence de formation spécifique et le salaire low- cost rendent possible la fuite de ces volontaires vers d’autres offres qui seraient clairement plus attractives. Quant aux titulaires ou contractuels cédéisés, on sait qu’ils ne peuvent pas refuser ce qu’on leur donne sous peine d’abandon de poste – pas de chômage, pas de reconversion, à l’exception de ses propres moyens, si on les a. Pourquoi se priver de tirer profit d’une masse muselée, surtout lorsqu’elle est désormais considérée par l’ensemble de la population comme des privilégiés ? N’en déplaise à La Fontaine, les affectations « Tout à la pointe de l’épée » sont devenues la récompense de celui qui a accepté d’être attaché. Qu’importe le visage pourvu qu’on ait un numéro humain pour combler le trou d’heures vacantes : pour des parents, l’absence est plus visible qu’un défaut de compétences. Dans cette méritocratie renouvelée, sont donc récompensés ceux qui coûtent le moins cher…
J’imagine bien la scène transposée : aux élèves les moins motivés, nous distribuerons les meilleures notes pour les encourager à rester.