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Billet de blog 21 février 2024

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L’échec des traversées et des politiques sécuritaires sur les plages du littoral

En 2023, 35800 personnes ont tenté de prendre la mer pour rejoindre l’Angleterre. De ces départs échoués il ne reste presque aucune trace, sauf dans les blessures physiques et psychiques des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, abandonnés sur les plages et aux bords des routes du littoral. Récit d’une nuit aux côtés d’Utopia 56 qui sillonne le littoral nord pour venir en aide aux exilés.

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La nuit entre le mercredi 24 et le jeudi 25 janvier, à 3 heures 30 du matin, nous avons rendez-vous dans un parking avec l’équipe d’Utopia 56. « Lorsque le vent et la mer se calment, il y a une fenêtre de passage qui s’ouvre. C’est alors que nous longeons les côtes pour venir en aide aux personnes abandonnées sur les routes par les autorités », Thomas, coordinateur des maraudes sur le littoral nord pour Utopia 56, vérifie les cartons dans son van pour être sûr d’avoir assez de matériel destiné à subvenir aux besoins primaires des personnes que l’on pourrait rencontrer au cour de cette maraude : vêtements, chaussettes, chaussures, couvertures, couches et boissons chaudes. « Nous rencontrons souvent des hommes, des femmes et des enfants qui reviennent d’une tentative de traversée, trempés de la tête aux pieds. Lorsque les autorités sur place ne déclenchent pas une prise en charge humanitaire, nous sommes obligés d’intervenir pour pallier ces défaillances en leur proposant au moins un thé chaud, des couvertures de survie et des vêtements secs. Le but est d’essayer de les rassurer, d’identifier les plus vulnérables ayant besoin d’une aide immédiate et surtout de prévenir les hypothermies », raconte Thomas.

Sirotant une dernière tasse de café, Thomas reçoit un appel d’autres collègues l’alertant de la présence de plusieurs voitures des forces de l’ordre à proximité du quai de Gravelines. Trois vans gris sont déjà sur place. Des hommes des forces de l’ordre descendent de l’un d’entre eux. « Dans ce cas, il vaut mieux ne pas s’approcher. Il s’agit de moments délicats où les forces de l’ordre peuvent intervenir pour empêcher un départ et elles peuvent utiliser du gaz lacrymogène pour disperser les exilés. Nous restons à l’écart pour pouvoir documenter ces pratiques », explique Thomas. L’atmosphère est tendue. La présence des forces de l’ordre pourrait précipiter les départs qui deviendraient alors encore plus risqués, en raison de la panique et du chaos générés au moment de l’embarquement.

Une fois le bateau parti, les équipes de MSF et d'Utopia 56 remontent à bord des vans pour se rendre sur un autre point du quai. A Grand-Fort Philippe, les faibles lumières permettent tout juste de distinguer quelques profils s’agitant dans l’obscurité. A quelques centaines de mètres, de l’autre côté du canal, un bateau pneumatique déjà chargé de plusieurs dizaines de personnes embarque des passagers. Des silhouettes s’agitent, se précipitent et crient inlassablement les prénoms de celles et ceux qui peinent à les rejoindre à bord de l'embarcation. Le bateau arrive à s’éloigner une première fois du bord.

Certains restés à terre continuent de crier ; le bateau rebrousse alors chemin pour embarquer d’autres passagers. Le moteur semble peiner et le canot avance avec difficulté. Finalement il réussit à revenir vers le point d’embarquement. Les derniers passagers se jettent à bord de l’embarcation, qui semble déjà fragile.

Sans doute pour alléger la charge, les passagers jettent un sac à l’eau, il flotte désormais dans le canal. Surchargée de candidats à l’exil pleins d’espoir et d’appréhension, l’embarcation reprend finalement la direction du large et disparaît bientôt dans l’obscurité.

Illustration 1
© Stéphane Lavoué

Après avoir accompagné le canot du regard, nous retournons à la voiture pour rejoindre l’autre côté du canal, où deux personnes semblent être restées à terre.

Un camion des pompiers et un véhicule de police stationnent au milieu de la route. Leurs phares éclairent la scène. Quelques mètres plus bas, au pied de la paroi du quai, deux hommes sont restés bloqués dans la boue. Un pompier plongeur et une bénévole associative sont descendus pour les assister. Un des deux hommes est attaché à une corde pour pouvoir être treuillé jusqu’à la rive.

Illustration 2
© Stéphane Lavoué

Tandis qu’il est peu à peu hissé le long de la paroi, l’homme serre à la poitrine un objet : sa prothèse. Une fois à terre, l’autre jambe se détache aussi. Amputé des deux jambes, il était resté embourbé dans la vase épaisse et gluante, sans pouvoir s’en extraire pour rejoindre les autres passagers. Son compagnon de route est lui aussi récupéré par les pompiers. Une fois tirés d’affaire, c’est à l’eau froide d'une lance à incendie des hommes du feu que les deux hommes lavent vêtements et les prothèses, heureusement intactes. « Please, water, I need to wash my hands », demande par gestes l’un des deux infortunés qui ne parle que quelques mots d’anglais.

L’opération de treuillage terminée, les pompiers estiment pouvoir quitter les lieux, non sans nous interpeller : « Maintenant, c’est à vous de prendre la relève ». Ils nous expliquent qu'ils ne considèrent pas la situation comme une urgence médicale : l’homme ne souffrant pas d’hypothermie, ils n'estiment pas nécessaire de le conduire à l’hôpital.

La bénévole demande alors confirmation au pompier : faut-il comprendre qu’ils n’appelleront pas le 115 (le numéro d’appel pour le dispositif d’hébergement d’urgence) et qu’ils ne l’amèneront pas davantage à l’hôpital ? Le pompier, visiblement excédé, lui répond qu’il ne parle pas anglais et que c’est à elle de le lui dire. L’homme, resté au sol sur ses moignons, trempé de la tête aux pieds, demande de pouvoir se lever. Malgré une apparente tranquillité, enveloppé dans une couverture de survie et les yeux grands ouverts, il regarde dans le vide.

Syrien, âgé de 36 ans, il dit vouloir se rendre au Royaume-Uni pour se faire opérer aux jambes. Un membre de l’équipe de MSF appelle la plateforme d’interprétation ISM pour demander l'aide d'un interprète arabophone par téléphone. Celle-ci explique la situation à l’invalide, qui murmure dans un soupire : « Je n’ai pas eu de chance ». Entre-temps, Utopia 56 leur a distribué du thé chaud et des vêtements secs. L’autre homme, syrien également, resté aux côtés de son compagnon invalide, essaye de se nettoyer les jambes couvertes de boue.  Avec une couverture, les bénévoles l’aident à se changer : caleçons, chaussettes, chaussures, pantalon et gros pull. Une tenue simple et chaude qui l’aide à relever la tête.

Illustration 3
© Stéphane Lavoué

Une fois l’opération terminée, la police et les pompiers quittent le lieu en laissant les deux hommes sans aucune solution d’hébergement ni assistance. Sauvés d’une probable noyade, ils ne sont pas pour autant soustraits à la rue et n'ont d'autre choix que de regagner l’un des campements de fortune implantés sur le littoral.

Pour éviter qu'ils passent la nuit dans la boue et le froid, nous leur proposons une chambre d’hôtel mise à disposition par MSF dans le cadre d’un projet d’urgence visant à héberger les plus vulnérables au cours de l’hiver.

Les deux hommes montent dans le van de MSF. L’un d’eux dispose sa couverture de survie sur les sièges de la voiture pour éviter de les mouiller. A leur arrivée à l’hôtel et aux premières lueurs du jour, les deux naufragés avalent volontiers un thé chaud et quelques pains au lait, avant de regagner leur chambre, et de gouter, enfin, à quelques heures de repos.

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Entrée désormais dans la liste des cimetières marins des migrants disparus aux frontières de l’Europe, la Manche compte, depuis 2014 et selon l’OIM, au moins 75 morts. Des hommes, femmes et enfants noyés en même temps que leur espoir de gagner l'Angleterre. Le 14 janvier, cinq jeunes syriens, dont un mineur, ont encore perdu la vie en essayant de traverser la Manche.

Lors d’une réunion qui s'est tenue le 30 janvier, les ministres de l'Intérieur britannique et français ont renouvelé leur engagement dans la lutte contre l’immigration illégale. Cette collaboration est à la fois hypocrite et dangereuse. Hypocrite en raison des moyens sécuritaires et des méthodes dissuasives utilisés pour « sauver des vies » : intimidations, gaz lacrymogènes, traitements dégradants et parfois violences sont les dérives des dispositifs de « protection » déployés à la frontière franco-britannique. Dangereuse, car pour « sauver des vies », cette collaboration franco-britannique pousse les personnes en quête de sécurité à entreprendre des voyages de plus en plus dangereux, désespérés et parfois mortels.

Un récit de Serena Colagrande, responsable communication, mission France - MSF

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