Médecins sans frontières

Abonné·e de Mediapart

17 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 juin 2025

Médecins sans frontières

Abonné·e de Mediapart

Calais-fornia Dream : 18 mois à la frontière franco-britannique

Feyrouz Lajili achève une mission d'un an et demi à Calais en tant que coordinatrice de projet de Médecins Sans Frontières. Elle raconte son expérience auprès de migrants confrontés quotidiennement à de la maltraitance institutionnelle et aux drames des traversées.

Médecins sans frontières

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La côte d’Opale, c’est chez moi. C’est là où j’ai grandi, là où j’ai arpenté les plages, les falaises, admiré la mer aux mille couleurs, sa beauté, son calme, ses tempêtes. Mais après un an et demi passé à Calais avec MSF, que reste-t-il de cette côte d’Opale là ?

Très vite, mon vocabulaire a changé. Les « balades sur la côte » sont devenues « maraudes litto ». Le beau temps ne signifie plus apéro au dernier bar de plage à la mode, mais « fenêtre de traversées » ou « tentatives de try ». Surtout, ma côte d’Opale est devenue « la frontière franco-britannique ».

La frontière c’est des murs. Des barbelés. Des kilomètres de barbelés (70 pour être exacte). Des cailloux, des tonnes de cailloux. L'hélicoptère Frontex qui survole les plages. Des bateaux militaires de secours à l'horizon, là, juste avant les côtes anglaises. Et partout, police, gendarmes, CRS et autres escadrons plus armés les uns que les autres. 

Ayant grandi dans la région, je n'ai bien sûr pas été aveugle à ce qui s’y passe depuis presque 30 ans.  J'ai même côtoyé de près la première mission MSF à Calais ouverte pour l'hiver 2006. Ma mère y travaillait. Et pourtant, ces 18 mois n’ont cessé de me choquer. Comme tou·tes celles et ceux — travailleurs, bénévoles, habitant·es, militant·es — qui s’intéressent à cette frontière depuis des années, je ne peux en tirer qu’une conclusion : les choses ne font qu'empirer. 

Alors, me demanderez-vous, à quoi ressemble un an et demi à Calais ? 

Au pire. Comme au meilleur. Des enfants ayant traversé la moitié du monde seuls, qui retrouvent le sourire autour d'un morceau de musique soudanaise criant fort dans l'enceinte de notre accueil de jour, nous parlant de leurs rêves des étoiles dans les yeux, chahutant autour d’une partie de domino, comme les ados qu’ils redeviennent pour un temps suspendu où la survie n'est plus un enjeu.

Ce sont des centaines de personnes engagées, travaillant ou non pour une association, "bénévolant" comme on aime à dire, donnant de leur temps, de leur force, pour rendre un peu de dignité à ces personnes que les frontières ont maltraitées. Ce sont des histoires de vie qui s'entremêlent, des destins qui se croisent, de la solidarité, du courage, des combats pour l'égalité. 

Et puis Calais, c'est aussi, les entraves, la criminalisation des aidant et des aidés, la police, qui toutes les 24 à 48h démantèlent les campements de fortune. Qui détruit ou confisque le peu d'effets personnels que les personnes possèdent. Ce sont les associations, Utopia56, la Capuche Mobilisée, Refugee Women Centre, pour les citer, qui tentent, avec de moins en moins de moyens, de fournir à nouveau du matériel à ces personnes, pour qu’on leur retire 24h plus tard...

Un cercle vicieux et sans fin orchestré par la "politique de zéro point de fixation" si chère à l’Etat à Calais. C’est une augmentation depuis le début de l’année du nombre de femmes et de familles présentes sur le littoral, et des associations face à des choix impossibles par manque de moyens : à qui donner une tente quand celles-ci, comme aujourd’hui, se font rares ? Jusqu’où rabaisser nos critères ? Oui si tu es enceinte, mais non si tu es seule ? 

Calais c’est la violence. La violence systémique. La violence banalisée. C’est Ahmed*, 16 ans, qui arrive un jour à notre accueil de jour, blessé à la jambe par une morsure de chien. Un agent de sécurité privée, sur un parking, a lâché son chien sur lui alors qu’il le faisait sortir du camion dans lequel il s’était caché, espérant rejoindre l’Angleterre. Quand nos équipes lui expliquent qu’il peut porter plainte, Ahmed répond que ce qu’il lui est arrivé, « c’est normal », qu’il « n’avait pas à être là », que l’agent « n’a fait que son travail ». 

C’est la violence institutionnalisée. L’accès aux soins entravé. L’absence d’interprète. La mauvaise foi institutionnelle, leur ignorance et leur bêtise parfois. La frustration que tout cela engendre, souvent. L'hiver, c'est traiter des patients pour la grippe, pour qu’ensuite, fiévreux, ils retournent dans le froid dormir à la rue : les hébergements d'urgence sont saturés, la police a confisqué leur tente le matin même... 

Et puis, les agressions : les militants d'extrême droite, français ou britanniques, qui intimident, violentent, insultent, et les personnes exilées, et les associations. Il y a seulement quelques jours, un groupuscule d’extrême-droite anglais a débarqué à Calais – se croyant peut-être encore en territoire conquis ?  - criant dans un mégaphone à des personnes soudanaises "go home!", "let's see some passports!", "you are not welcome to the UK!".

Not welcome. Pas bienvenus ici, pas bienvenus là-bas. Rendre la vie impossible en France, mais ne pas autoriser le départ. Calais, limbes schizophréniques. "Si c'est ça la France, je ne veux pas y rester", sont des mots souvent entendus par nos équipes. 

Faire un an et demi à Calais, c'est finir par avoir un fichier Excel où on liste les morts. Au moins 89 en 2024 – comment compter les disparus ? – l'année la plus meurtrière jamais enregistrée à la frontière. Déjà 22 en 2025, à l'heure où j'écris ces lignes.

C'est entendre le récit de survivants, qui racontent ces nuits d’enfer, où ils ont vu leurs compagnons de route, leur père, leur sœur, disparaitre sous les flots, mourir sous leurs yeux, impuissants.

Comme Yonas*, un Érythréen, qui après avoir obtenu son titre de réfugié en Allemagne en 2016, a tenté une réunification familiale pour son épouse et ses enfants. Malgré le test ADN prouvant que ses enfants étaient bien les siens, la procédure a échoué. Yonas a alors cherché pendant des années à réunir sa famille. En vain. Après un parcours du combattant infructueux, il ne lui restait plus qu’une solution : partir au Royaume-Uni et tout recommencer là-bas dans l’espoir que cette fois, la famille qu’il avait quittée 9 ans plus tôt, puisse enfin le rejoindre.

Arrivé à Calais, il retrouve, par hasard, sur le camp de fortune où il survit avec d’autres personnes de sa communauté, la fille de sa sœur, qu’il n’avait pas vue depuis 9 ans elle non plus : Amal*. Malheureusement, les retrouvailles seront de courte durée. Le 3 septembre 2024, Yonas et sa nièce prennent la mer avec près de quatre-vingts autres personnes, sur un de ces zodiacs, les fameux « small boats », bondé. Il faut imaginer un bateau pneumatique, à la merci des vagues, dans un des bras de mer les plus fréquentés du monde, partant à l’aube, dans l’obscurité.

Il faut imaginer la bousculade, le chaos, la peur. Et puis, le pire : le bateau surchargé et sous-gonflé prend l’eau, se déchire en quelques secondes, jetant tous ses passagers à la mer. Yonas tenait la main d’Amal, mais les vagues les ont séparés. Ils ont attendu longtemps l’arrivée des secours. Un à un, les survivants ont été sortis de l’eau. Quand est venu le tour d’Amal, il était trop tard. Elle était morte, noyée. Comme au moins 12 autres personnes, dont 10 femmes et 6 mineurs. 

Faire un an et demi à Calais c'est apprendre à gérer sa colère, à l’apprivoiser. A ne pas la laisser nous consumer. A la transformer, en moyen d'action, en moteur de nos activités. En résistance. En solidarité et en humanité. Pour que ce soit ça qui reste, un appel à agir, à relayer, à venir. Une promesse : celle de continuer à lutter.   

[*] Tous les prénoms ont été modifiés. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.