Se battre pour plus de justice, d’égalité, de dignité : voilà ce qui anime les mouvements d’émancipation depuis toujours. De la lutte pour le climat aux droits des personnes LGBTQIA+ en passant par la lutte contre les discriminations de genre, de race et de classe, ces élans collectifs n’ont eu de cesse de dénoncer les rapports de domination. Si ces luttes ont permis des avancées majeures, aujourd’hui, nous pouvons légitimement nous inquiéter de la montée des discours réactionnaires.
De l’éveil au «wokisme »
Issu des milieux militants afro-américains dans une société post-esclavagiste, le terme « woke » a largement été diffusé en France et en Europe, au travers notamment des médias conservateurs, des gouvernements et mouvements politiques de droite et d’extrême droite. La définition du terme par ces derniers demeure très imprécise et recouvre un large échantillon des luttes émancipatrices : les discriminations raciales, les violences policières, le port du voile, l’écriture inclusive, la pensée décoloniale, les droits des personnes transgenres, le véganisme, en passant par la cancel culture et les violences faites aux femmes…
Ce manque de clarté dans les différentes définitions données englue le débat public et plus largement la pensée, en stigmatisant les revendications des minorités. Le wokisme est ainsi érigé par ses détracteurs en système idéologique sectaire menaçant l’ordre établi, la culture et les valeurs traditionnelles. Christophe Mincke, criminologue, écrit à ce propos : « L’idéologie woke, ou le wokisme, est ce qualificatif péjoratif ne reposant sur aucun fondement sérieux, mais qui permet de disqualifier comme un tout l’ensemble des forces contestataires issues des minorités ou des populations minorisées ».
Pour Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), le wokisme est un paradoxe : « C'est un phénomène qui est en réalité un discours performatif qui a pour objectif de construire un ennemi public qui n'existe pas. »
De la résistance aux changements à une rhétorique réactionnaire
Si le wokisme menace les valeurs traditionnelles, la lutte pour l’émancipation des femmes cristallise l’idée d’une masculinité menacée. Ce phénomène n’est pas nouveau et rappelle les craintes suscitées par les différentes conquêtes sociales des années 60 (mouvements de libération des femmes ; mouvements LGBTQIA+).
La montée du masculinisme est réactionnelle à cette menace de l’androgénie : il faut alors régénérer la puissance masculine à l’antique (athlète, guerrier), archaïque (polygame et carnivore). La lutte contre les violences faites aux femmes est ainsi perçue comme une agression contre les hommes, les dénonciations des violences deviennent persécutantes. Dans la lignée de la logique argumentaire sécuritaire et identitaire sur le wokisme, la lutte contre les discriminations raciales, quant à elle, devient responsable d’une racialisation du débat public.
De la même façon, face au principe d’intersectionnalité (terme issu des sciences sociales pour décrire le cumul des facteurs de discriminations, qui prend donc en compte la complexité des réalités sociales), la droite réactionnaire dénonce une victimisation collective issue des mouvements contestataires des minorités favorisant une panique morale. Elle caricature et décrédibilise ainsi les mouvements sociaux, les rendant inaudibles.
De la liberté d’expression aux nouveaux chiens de garde, ou quand ceux qui crient à la censure saturent l’espace médiatique et éditorial
À l’image de la politique de censure américaine face à la cancel culture et la « menace woke », le fameux « on ne peut plus rien dire » est brandi par la droite conservatrice, qui fait de la liberté d’expression un faire-valoir au service de sa guerre culturelle. Alors même que des milliers d’ouvrages (ceux de Toni Morrison parmi tant d’autres) sont interdits dans les bibliothèques municipales des États-Unis et que des départements entiers de recherche dans les universités américaines sont fermés (notamment en sciences sociales), ceux qui se plaignent d’être muselés profitent d’une profusion éditoriale et médiatique hégémonique.
En France, la privatisation des médias est sans précédent: neuf milliardaires détiennent plus de 90% des médias (télévision, radio, journaux). Ces derniers « façonnent, orientent, et hystérisent pour certains le débat pour défendre leurs intérêts privés, au détriment de l’information d’intérêt public » comme souligné par Médiapart, dans son film documentaire Media Crash.
De même, la gangrène du débat public par le néolibéralisme et la pensée réactionnaire n’épargne pas le monde éditorial : Pierre Tévanian recense dans son livre « Soyons woke ! Plaidoyer pour les bons sentiments » plus d'une trentaine d'ouvrages anti-woke publiés par de grandes maisons d’édition, uniquement en France et au cours des cinq dernières années.
Les revendications des populations discriminées ne constituent en aucun cas une menace de censure, contrairement à celle qui est exercée par des pouvoirs politiques et économiques en place, témoignant d'une volonté étatique de contrôler les récits, les savoirs et de réduire les espaces de réflexion critique.
En outre, notons que ce que certains appellent "censure woke" n'est parfois qu'une question d'opportunisme commercial comme l’explique très bien Laure Murat dans son dernier opus « Toutes les époques sont dégueulasses » au sujet de la cancel culture.
Le débat brûlant actuel sur la réécriture des classiques nourrit de nombreuses discordes, dont certaines au sein même des populations militantes. Or, dans le milieu littéraire, les édulcorations de certaines oeuvres apportées par les éditeurs ne sont pas motivées par des valeurs morales, mais par un intérêt financier : les éditeurs en tirent profit notamment par la vente des droits, en purgeant des oeuvres « best-sellers » de ses propos racistes, homophobes ou misogynes pour mieux correspondre aux attentes des nouvelles générations, conservant ainsi la valeur lucrative de ces œuvres en passe de perdre de leur succès. Tout est bon pour capitaliser, même l’indignation.
Laure Murat souligne qu’il y aurait censure si les textes originaux étaient interdits : ils ne le sont pas. S’ils l’étaient, on déposséderait alors les opprimés de l’histoire de leur(s) oppression(s). Les œuvres concernées peuvent être contextualisées grâce à des préfaces critiques, ou adaptées de façon plus contemporaine via un souffle créatif qui se révèle prometteur, sans pour autant constituer un acte de censure.
Militant.es de tous les pays, unissons-nous !
Devant l’accroissement mondial des inégalités et la montée des discours haineux, la résistance s’organise : associations féministes et LGBTQIA+, collectifs anti-racistes, mouvements sociaux et écologistes, protection de l’enfance… Les modalités de contestation sont multiples : pétitions, manifestations, podcasts, BD, livres, réseaux sociaux, sitting, ZAD, opérations symboliques…
Les différents systèmes d'oppression s'alimentent réciproquement, et fomentent une idéologie à la fois libérale, sexiste et raciste. Pour exemple, les masculinistes sont majoritairement suprémacistes, spécistes et climatosceptiques.
Le profil des réactionnaires ainsi que le caractère intersectionnel et systémique des violences souligne l’importance de mutualiser nos résistances : les inégalités sociales touchent en priorité les femmes, les minorités de genre et les personnes migrantes ; les premières victimes du dérèglement climatique sont les femmes et les personnes précarisées ; les personnes racisées subissent des violences institutionnelles, politiques et sociales intolérables…
À ce sujet, Aurore Koechlin, maîtresse de conférence en sociologie à Paris I Panthéon-Sorbonne, souligne dans son essai « La révolution féministe » l'importance de déconstruire les hiérarchies entre les différentes formes d'oppression et de construire des alliances fortes entre les différents mouvements sociaux : « La convergence des luttes, c'est la reconnaissance que nos oppressions sont liées et que nos libérations le sont aussi. C'est la construction d'une solidarité qui ne nie pas les différences, mais qui les intègre dans un projet commun de transformation sociale. ».
Cette déconstruction des hiérarchies entre les différentes formes d'oppression est d'autant plus cruciale qu’elle nous invite à repenser notre manière d'envisager l'engagement militant.
Il est donc urgent de nous unir pour combattre toutes les inégalités, car lutter contre chacun des systèmes d’oppression, c’est participer au progrès social dans son ensemble.
Militant.es de tous les pays, unissons-nous !
Laurane Thill, experte Médée