La montée des partis d’extrême droite en France et le ralliement d’une grande partie des gilets jaunes à Marine Le Pen et Eric Zemmour, montrent l’égarement total de la France populaire.
Zemmour, polémiste attitré d’une chaîne info Bolloré, se prend pour le messie d’un discours droitier éculé, dispensateur de haine en barre. Marine Le Pen, fille d’un milliardaire de Saint-Cloud, grande fabricatrice de démagogie complètement déconnectée de quelque pragmatisme économique… Finalement, il y a une chose que ces deux artisans du discours alarmiste révèlent pour de bon : le niveau de la France pour se rallier à de telles énormités.
Pour voter, encore faut-il se donner la peine de penser. Sinon, le bulletin mis dans l’urne est le simple fruit d’une velléité pulsionnelle, au service de son ressentiment. Et j’interroge justement la capacité de penser quand on est soi-même si dupes de tout, dans le refus de se cultiver, de s’informer, de creuser des tranchées pour lutter contre la bêtise humaine.
Cette France qui reste plus de sept heures par jour sur son téléphone, qui dépense le peu d’argent qui lui reste au gratte-gratte, qui regarde des kilotonnes de programmes débilitants au lieu d’ouvrir un livre, qui préfère un podcast de développement personnel à un ouvrage de philosophie parce que c’est « plus simple à comprendre » …
Cette France s’est en réalité, arrêtée de rêver, d’élaborer, de mentaliser, en s’assujettissant volontiers au diktat des réseaux sociaux. Un peu facile d’incriminer la Silicon Valley et ses techniques pour renforcer l’addiction. Il y a aussi un tempérament, une inclinaison. Et si nous étions d’abord soucieux de penser le moins possible ? De faire semblant ? Les discours de l’extrême droite sont de véritables petits miracles d’auto-persuasion et d’invectives. Les paresseux les dégustent comme on lit Martine à la plage à six ans, avec le même ravissement teinté d’un peu de surprise. On ne leur en demande pas plus ! On leur fournit de l’aigreur, de l’obscurantisme, une pincée de références historiques et d’humour revanchard. Et le tour est joué !
Cette France n’en demande pas plus, cela la mettrait au travail et l’empêcherait de prendre pour argent comptant ce qu’on lui donne à entendre. Au contraire, elle en demande moins ! Il suffit de jouer les effrontés, de hausser le ton pour la séduire !
Il faut beaucoup, beaucoup de temps pour lire, relire un livre, pour interroger les penseurs, historiens, sociologues, scientifiques chevronnés, qui ont mis du temps avant d’écrire une phrase, avant de se prononcer sur l’objet de leurs recherches. Il y a quelques jours, à la radio, j’entendais justement un spécialiste rappeler à Eric Zemmour que ses thèses révisionnistes étaient infondées, complètement sacrifiées à la superficialité, à l’improvisation, au romantisme éditorial. Pour avancer quelque chose, il faut bien plus de recul. De temps, au final !
Et c’est ce temps, précisément, qui manque à ces légions de procrastinateurs professionnels, préférant voter l’extrême par une sorte de pseudo-révolte. Qu’il est jouissif de prendre un ton scandalisé quand la faute est entièrement sur l’institution, quelle qu’elle soit. Ecoles, tribunaux, cénacles… A entendre certains esprits consternés, il faudrait presque brûler tout cela. Mais nous oublions que le savoir s’est nettement démocratisé aujourd’hui, qu’il y a un véritable accès aux banques d’information. Seulement, voilà, elles ont un abord un peu plus complexe que Netflix et Tindr. Le citoyen n’a plus le moyen de se réfugier dans la plainte et le sentiment d’impuissance à ce niveau, ou alors en se mettant dans la position de l’éternelle victime, celle qui doit se résoudre à être comme on attend qu’elle soit, là-haut, dans ces fameuses hautes sphères conspuées. Le droit de nous indigner est à sauvegarder à tout prix. Il est l’héritage des esprits éclairés qui nous ont précédés et qui nous l’ont fait gagner aux prix de leur sang et de leur sueur. Mais s’indigner sans lire, sans aller chercher des clés pour parfaire son argumentaire ; s’indigner en gueulant, sans forer le sens là où il est, c’est-à-dire dans notre patrimoine littéraire, artistique, philosophique, scientifique, c’est s’enferrer dans une sidération cynique, une plainte stérile et paresseuse, c’est être dans le passéisme le plus basique. « C’était mieux avant, du temps de nos grands-parents » prêchent les Zemmour et Le Pen, en rêvant d’une France avec le père à l’usine, la femme à la maison et les enfants devant les chaînes d’Etat pour écouter leur propagande. Evidemment, il va sans dire que les êtres en marge, quels qu’ils soient, n’auront pas d’autre chose à faire que de la boucler ou de disparaître, dans ce règne bien plus inspiré des colonels grecs que de Rage against the machine. Laissons peut-être à Benjamin Franklin le mot de la fin devant une telle défaite de la pensée : « La motivation, c’est quand les rêves enfilent leurs habits de travail ».