Quand vingt-quatre écrivaines s’inspirent de faits réels et d’histoires vécues par des femmes, cela donne "H24", vingt-quatre textes puissants et dérangeants, qui ont donné la série "H24", diffusée sur ARTE et arte.tv depuis le 23 octobre.
Emprise, revenge porn, féminicide, codes vestimentaires sexistes, violence obstétrique, harcèlement de rue, diverses formes d’abus tirés de faits réels dont peuvent souffrir les femmes au quotidien sont abordés.
Des textes puissants, transcendants écrits par des autrices de renommées comme Alice Zeniter, Chloé Delaume ou Christine Taubira et joués par des actrices brillantes comme Diane Kruger, Camille Cottin ou encore Anaïs Demoustier.
Des épisodes de 3 minutes 30 au format court mais efficace sorte de « think tank », où les réalisatrices Nathalie Masduraud et Valérie Urréa ne montrent pas les femmes que comme des victimes : elles se rebellent, réagissent, piègent même leur agresseur parfois.
En regardant la série H24, je repense à cet après-midi de mai 2013 c’était le 17 mai 2013 il y a des dates que l’on n’oublie pas, j’avais 25 ans, je revenais tout juste de voyage de noce, c’était la semaine de mon retour au travail. Je me sentais belle et reposée, heureuse et sereine. Je rentrais du bureau, il était 17h30, c’était un vendredi, je repensais à l’accueil de mes collègues à mon retour, aux gentillesses, aux cadeaux, à mes sourires béats, aux compliments que l’on a pu me faire sur mon alliance que j’ai montré fièrement, aux photos partagés en robe blanche, aux souvenirs des plages paradisiaques des Maldives.
J’étais heureuse et insouciante sur le quai du RER A à Châtelet en attendant mon train pour Nanterre où je résidais depuis mon mariage.
Je me rappelle de tout, ma tenue que je n’ai eu de cesse de remettre en question un jean noir peut-être trop près du corps et un t-shirt noir peut-être trop moulant, la hauteur de mes bottines à tallons peut-être trop hauts ou la couleur de mon rouge à lèvre peut-être trop féminin.
Du roman que je lisais la Délicatesse de David Foenkinos, quelle ironie d’ailleurs; du bracelet blanc à perles dorées que je portais que j’ai fini par abimer à force de tirer dessus nerveusement, des visages fuyant des gens sur le quai, des visages des passagers du RER, je me souviens de tout, de ton visage, de la couleur de tes yeux, de ton parfum, de ta voix.
Tu m’as tout d’abord interpellé à haute voix alors que je regardais mon téléphone debout sur le quai « he he, ça va ? tu fais quoi ? ». J’ai au début fait mine de ne pas t’entendre en espérant que tu ne t'adresses pas à moi, et lorsque j’ai senti le son de ta voix se rapprocher je t’ai répondu que je n’étais pas intéressée, et que j’étais mariée. Ce qui aurait dû rester une anecdote lourde mais sans intérêt est devenue un véritable cauchemar éveillé. C’était l’une des premières fois que je disais en public « je suis mariée », je t’ai montré mon alliance du regard pour te notifier mon refus de poursuivre « cet échange ».
Tu es alors devenu violent, « tu te prends pour qui sale chienne ? », « tu as cru que tu étais belle salope ? », je t’ai alors répondu de me laisser tranquille, assez fort en espérant étouffer le son de ta voix et interpeller ainsi les autres personnes à quai. Tu t’es alors rapproché de moi si près que j’ai senti ton odeur, ton haleine, que j’ai pu remarquer ta cicatrice sur le front, et tu as continué à m’insulter en me menaçant de me gifler, en me disant que les « putes comme moi méritaient des coups ».
Plus les secondes passaient, plus je m’enfonçais dans le néant, je n’entendais plus les bruits des trains au loin, ni ceux qui animent une gare aux heures de grand passage, je me suis concentrée sur le bruit de mon cœur qui tapait dans mes tympans, j’avais peur, j’étais seule sur ce quai pourtant si fréquenté du RER A de Châtelet. Personne ne s’est interposé, personne n’a pris ma défense, personne n’a osé croiser mon regard.
Il n’y avait que des lecteurs passionnés, incapables de décoller leurs yeux de leur ouvrage, des individus extrêmement concentrés sur leur téléphone ou ayant une telle qualité d’écoute proposée par leur casque audio qui dépassait toute possibilité d’entendre des bruits environnants.
Ces insultes gratuites, cette violence verbale, cette agression morale, cette humiliation publique tu me l’as fait vivre jusqu’à la fermeture des portes de mon train dans lequel tu n’es pas monté.
Le train quitte à peine le quai que je sens les tremblements de mon corps, ce corps dont j’ai voulu me détacher ne réagit plus aux paroles d’un homme qui me demande si je vais bien.
Je pleure sans m’arrêter, sans me cacher moi qui suit habituellement dans la pudeur de l’expression de mes sentiments, moi qui suis si fière et forte je pleure le regard rivé sur la vitre du RER. Je pleure jusqu’à chez moi. Je me souviens lutter contre mes tremblements pour retrouver mes clefs dans mon sac à main, lutter pour mettre la clef dans la serrure, jusqu’à ce que mon mari m’ouvre la porte. Il me questionne, je lui raconte ma rencontre, je l’entends hurler, insulter, me demandant où se trouve être cet homme, je lui demande de ne plus crier, j’ai mal à la tête. Puis le silence dans lequel je m’enferme durant tout ce week-end, réconfortant, rassurant le silence, on ne m’entend plus, on ne me remarque plus.
7 ans et 6 mois plus tard, j'écris pour la première fois sur papier cette agression. Si j’ai réussi à en parler au fil des années, cela n’a pas été sans difficultés. On ne se vante pas de se faire agresser, j’en ai même eu honte.
Toi tu m’as certainement oublié, je devais être une fille parmi tant d’autres que tu as certainement dû agresser.
Moi, j’ai passé le week-end enfermé chez moi, j’ai dû attendre près d’un an avant de reprendre les transports en commun. Tu m’as fait prendre conscience qu’on ne pouvait pas compter sur la bienveillance des gens, tu as contribué à me montrer ce qu’il y avait de plus sombre dans l’espèce humaine.
J’ai longtemps revécu cette scène, j’ai longtemps voulu la rejouer et trouver la force de me battre du haut de mes 1m70, et de mes 53kg, j’ai imaginé mon mari arrivé par surprise, un anonyme s’interposant, des femmes volant à mon secours.
On m’a dit d’oublier de ne pas ressasser, que le temps allait faire son travail, mais on ne se soigne pas en oubliant, on ne se soigne pas en s’oubliant mais en écrivant c'est ma thérapie.
Il m’a fallu 7 ans et près de 6 mois pour poser des mots sur ce qui reste « qu’une agression verbale », je ne peux que entrevoir les difficultés des femmes à exprimer des traumatismes bien plus violents et l’importance de ne pas prescrire des faits passés quel qu’en soit la durée.