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Billet de blog 1 décembre 2025

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Spoliation et réparation : l’anthropologie politique de la dépossession...

La modernité ne s’est pas construite sur le contrat social, mais sur les spoliations. Cet article explore leur continuité : esclavage, colonisation, expropriations révolutionnaires, aryanisation, privatisations contemporaines et expulsions urbaines... Il propose une lecture anthropologique et transgénérationnelle de la dépossession, et esquisse des voies de réparation différenciée...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Résumé

La modernité contemporaine s’est structurée sur un continuum de spoliations : esclavage, colonisation, expropriations révolutionnaires, confiscations juives, privatisations néolibérales, gentrification et endettement...

De la plantation au logement social, la dépossession dessine une même géométrie : l’extraction des moyens de subsistance, la destruction des solidarités et la transformation des vies en variables économiques.

La spoliation n’est pas un accident historique, mais un mécanisme constitutif de l’ordre moderne.

Elle forme un langage du pouvoir, une technologie de domination dont la continuité symbolique et transgénérationnelle échappe aux réparations superficielles.

Cet article propose une typologie historique, analyse ses effets anthropologiques et esquisse des voies de réparation différenciées, inspirées notamment de Marx, Harvey, Mbembe, Bourdieu, Shklar, Sen et Nussbaum.

  1. La modernité comme histoire de la dépossession

L’historiographie dominante a longtemps décrit la modernité comme un récit d’émancipation : libération des serfs, affirmation des droits individuels, naissance de l’État-nation, avènement du capitalisme libéral...

Mais sous la surface universaliste s’est déployé un autre récit : l’accumulation primitive dont Marx avait compris la brutalité constitutive. Le capitalisme ne naît pas du contrat, mais du vol légalement sanctionné : l’enclosure des communs, l’expropriation coloniale, la marchandisation des corps.

Encadré 1 — La Révolution française : de la justice à l’appropriation

Entre 1790 et 1792, la confiscation des biens du clergé et des aristocrates fut justifiée au nom de l’égalité et de l’intérêt général. L’abbé Sieyès et les conventionnels y voyaient un transfert de légitimité : le patrimoine national devenait ressource pour l’État.
Mais dans les faits, la redistribution profita principalement à une bourgeoisie naissante. Les terres furent massivement vendues, consolidant le marché foncier et instaurant un nouvel ordre social fondé sur la propriété privée et l’accès au crédit. La spoliation révolutionnaire inaugure ainsi un mode moderne de redistribution asymétrique : l’effacement d’une domination par la création d’une autre.

Encadré 2 — Colonisation et confiscation

Dans les empires coloniaux, notamment en Afrique de l’Ouest et centrale, les terres communautaires se virent transférées à des sociétés concessionnaires. Le droit colonial dissout les autorités locales, remplaçant les systèmes fonciers communautaires par des cadastres destinés à l’extraction.
La conséquence fut double : disparition des agricultures traditionnelles et assujettissement économique et culturel. Achille Mbembe, dans Critique de la raison nègre (2013), démontre que la spoliation coloniale ne fut pas seulement matérielle : elle produisit une hiérarchie raciale, déshumanisant le colonisé pour justifier l’accumulation impériale

1. La spoliation « raciale » et ses conséquences anthropologiques

Esclavage et marchandise humaine

L’Atlantique fut la matrice d’une économie qui transforma l’humain en marchandise. Les esclaves africains déportés furent privés de propriété, de filiation, de culture et même de temporalité : ils ne transmettent pas, ils n’héritent pas.
La spoliation est totale : corporelle, mémorielle, économique. Elle dissout la continuité des lignages et des lignées ; elle transforme l’individu en force du travail mesurable, interchangeable, négociable. C’est la violence absolue, celle qui détruit l’identité et la capacité de projeter l’avenir.

Aryanisation et destruction des patrimoines juifs

Dans l’Allemagne nazie, l’aryanisation des patrimoines juifs fut un processus administratif de dépossession : confiscation d’entreprises, de biens immobiliers, d’œuvres d’art et d’archives.
Comme l’a montré Raul Hilberg dans La destruction des Juifs d’Europe (1961), l’objectif n’était pas seulement de spolier, mais d’effacer les traces : annihiler la filiation, effacer la mémoire et rendre impossible tout retour.
La spoliation devient ainsi une politique de disparition : non seulement un retrait matériel, mais une réforme du monde où les victimes n’existent plus.

Paupérisation contemporaine

La spoliation contemporaine n’a pas besoin de chaînes, ni de files bureaucratiques totalitaires. Elle se déploie à travers la financiarisation : gentrification, expulsions de logements sociaux, endettement, saisies immobilières. Les populations concernées sont les classes populaires, souvent « racisées » ou migrantes.
David Harvey, dans The New Imperialism (2003), décrit la « spoliation par accumulation » : le capital se nourrit des territoires déjà précarisés, transformant la ville en espace spéculatif. Le logement n’est plus un droit : il devient un produit dérivé.

2. Les conséquences transgénérationnelles de la spoliation

Pierre Bourdieu a montré que la dépossession n’est pas seulement économique : elle est symbolique.

Elle façonne les habitus, naturalise la domination et inscrit la hiérarchie dans le quotidien social (La domination masculine, 1998).
Judith Shklar, dans Ordinary Vices (1984), soutient que la première injustice est l’humiliation : celle qui retire à l’individu le droit d’exister dans la communauté politique. La spoliation est alors une violence morale : elle nie la dignité et condamne au silence.
Pour Amartya Sen et Martha Nussbaum (Capabilities and Justice, 2001), réparer ne consiste pas à compenser monétairement.
La justice doit rétablir les capabilités : la liberté réelle d’atteindre un bien-être, d’apprendre, de se projeter, de transmettre. La réparation devient un horizon existentiel, et non une comptabilité.
3. La justice réparatrice différenciée

3.1. Restitution patrimoniale

Elle concerne les biens matériels, les œuvres d’art, les archives et les terres.

L’exemple des restitutions post-1945 de patrimoines juifs montre que l’État peut reconnaître une spoliation et agir pour rétablir une continuité brisée.
La restitution ne répare pas la souffrance, mais réouvre les conditions d’une dignité.

3.2. Compensation intergénérationnelle

Les effets d’une spoliation se déploient sur plusieurs générations. Il est donc légitime de prévoir des fonds capitalisés, destinés aux descendants des victimes : bourses, crédits préférentiels, accès à l’entrepreneuriat…
La réparation intergénérationnelle ne récompense pas la souffrance : elle corrige l’asymétrie structurelle créée par la dépossession.

3.3. Réparations structurelles

Elles visent à modifier l’architecture sociale :

  • accès prioritaire au foncier,
  • quotas dans les logements sociaux,
  • priorisation à l’emploi public,
  • protection contre la financiarisation punitive.
    Les politiques de discrimination positive ne sont pas une faveur : elles sont un correctif historique.

3.4. Réparations symboliques et mémorielles

La mémoire est un droit politique. Musées de l’esclavage, monuments de la Shoah, archives ouvertes : ces formes réinscrivent les absents dans la cité.
La réparation symbolique ne guérit pas, mais empêche l’effacement. Elle offre un récit légitime aux héritiers des spoliés...

Discussion — La démocratie face à son passé

La République proclame l’égalité, mais tolère les exclusions. Elle universalise les droits, mais particularise les souffrances.
La réparation n’est pas vengeance : elle ne vise pas à punir les vivants et les survivantes pour les actes des morts. Elle cherche à briser la chaîne de transmission de la dépossession.
Reconnaître la spoliation, c’est reconnaître la dette que la société contracte envers ceux qu’elle a rendus invisibles.

Conclusion

La spoliation est une politique de retrait : retrait des biens, des droits, des places, des mémoires...

La réparation doit être une politique de retour.
Elle ne s’adresse pas au passé, mais aux possibilités futures : restituer la capacité d’exister, de se projeter, de transmettre...
La démocratie se mesure non à la perfection de ses principes, mais à sa capacité à faire revenir ceux qu’elle a dépossédés. Donc, les ramener à une réalité crue : la décrue de leur espoirs et de leurs exploits, en vue de constituer une catégorie en aparté…

Mehdi Allal — historien, juriste et sociologue…

A Apolline de Malherbe…

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