Il est une inquiétude sourde qui traverse les cercles universitaires français : celle d’un effacement progressif de la vocation universaliste du savoir au profit d’une fragmentation idéologique des champs de recherche.
Ce basculement, insidieux mais réel, ne se manifeste pas par la censure brutale ou la répression frontale, mais par un lent glissement des normes académiques vers une épistémologie du soupçon, où toute connaissance est suspectée d’être l’émanation d’un pouvoir.
Dans ce contexte, les sciences sociales occupent une place particulière. Depuis les années 2000, un tournant s’est opéré, inspiré des cultural studies anglo-saxonnes, notamment des gender studies, des postcolonial studies et des critical race theories.
Ces approches, initialement fécondes et critiques à juste titre des angles morts de la pensée dominante, tendent désormais, dans certains départements universitaires, à devenir des grilles de lecture exclusives. L’objet d’étude n’est plus envisagé dans sa complexité propre, mais filtré par les catégories de sexe, de race et de classe, investies d’un rôle quasi dogmatique.
Ce phénomène n’est pas sans conséquences juridiques. L’article L141-6 du Code de l’éducation rappelle que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque, indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique, et tend à l’objectivité du savoir ». Dès lors, lorsque certaines orientations méthodologiques deviennent des critères implicites de conformité, la liberté académique – pourtant garantie par les textes – se trouve fragilisée.
Le cas du Collège de France, emblématique de l’excellence académique, est révélateur. L’historien Patrick Boucheron, dans sa volonté de « provincialiser » l’histoire de France, mobilise des concepts issus des Subaltern Studies.
François Héran, dans ses cours sur les migrations, adopte une posture que d’aucuns jugent plus prescriptive qu’analytique. Ces figures ne sont pas des exceptions : elles incarnent une évolution structurelle.
Les travaux d’Éric Fassin témoignent également de cette dynamique où l’exigence critique cède parfois le pas à une injonction morale, appelant à déconstruire les catégories jugées « dominantes ».
Or, cette inflexion modifie les conditions mêmes de production du savoir. Le chercheur devient un acteur engagé, convoqué à se situer politiquement, sommé d’aligner ses travaux sur des causes. La neutralité axiologique – chère à Max Weber – est battue en brèche.
Mais ce procès de la neutralité n’est pas purement théorique. Il s’incarne dans des appels à boycotter certaines conférences, dans l’éligibilité sélective des thématiques à financement, voire dans les critères de recrutement, où la conformité idéologique prime parfois sur la rigueur méthodologique.
Pourtant, la loi française – notamment les principes constitutionnels de liberté d’opinion (Déclaration de 1789, art. 10) et de liberté d’expression (art. 11) – protège le pluralisme des approches scientifiques. En conditionnant l’accès aux postes, financements ou publications à l’adhésion implicite à une orientation idéologique, on prend le risque de créer une discrimination indirecte, interdite par l’article 1er de la Constitution comme par le Code du travail et le droit européen (CEDH, art. 10).
Il ne s’agit pas ici de céder à une rhétorique du déclin. L’Université française demeure, à bien des égards, un espace de liberté intellectuelle et de confrontation des idées. Mais force est de constater que cette liberté se voit menacée lorsque l’orthodoxie militante remplace l’exigence de vérité.
Le pluralisme méthodologique, la diversité des corpus, la confrontation des écoles de pensée : tout cela tend à s’effacer derrière une lecture univoque du réel, nourrie par une forme de repentance, de quête de pureté idéologique, ou de surpolitisation des objets scientifiques.
Dans ce climat, la tâche de l’universitaire devient paradoxale. Il lui faut défendre l’autonomie du savoir, tout en résistant à la tentation du repli corporatiste ou du conservatisme stérile. Il lui faut penser les enjeux contemporains (violences de genre, héritages coloniaux, fractures identitaires…) sans se faire le relais d’une pensée formatée par les réseaux sociaux ou importée sans contextualisation.
Il lui faut, en somme, renouer avec l’humanisme critique : cette posture intellectuelle qui conjugue exigence scientifique et responsabilité civique, dans le respect du débat contradictoire et du doute méthodique, moteur de la connaissance.
L’Université n’est pas un sanctuaire. Elle est un lieu de conflits féconds. Mais pour qu’elle demeure ce lieu, encore faut-il que le conflit ne devienne pas guerre idéologique, et que le doute ne se transforme pas en soupçon généralisé.
Ce qui est en jeu, à travers cette dérive, ce n’est pas seulement la liberté d’expression, mais la possibilité même du désaccord savant – pilier fondamental de la recherche.
Car c’est bien là le cœur de la crise actuelle : des affrontements intellectuels qui reposent de plus en plus sur des bases fragiles, des données biaisées, des enquêtes méthodologiquement discutables ou des témoignages instrumentalisés. Ces oppositions alimentent une polarisation qui nuit à la qualité du débat scientifique, en substituant au principe de contradiction celui de l’accusation sans procédure équitable.
Rappelons enfin que les espaces de liberté, en démocratie, s’articulent autour du droit à la nuance, à la complexité, à la confrontation sereine des points de vue. C’est ce droit que nous devons collectivement protéger, contre la tentation de la simplification, du militantisme académique et du soupçon permanent.
Celui qui est sourd aux attentes légitimes des aspirants, aussi sournois que ne le sont certains couloirs tortueux et hallucinatoires empruntés par les coupeurs de canne à sucre ou les éleveurs de bétail...