Il ne se passe plus une semaine sans qu’un responsable politique ou éditorialiste ne qualifie ses opposants de « totalitaires », voire de « néo-nazis ». De la simple critique d’un pouvoir à la mobilisation sociale, tout ce qui dérange l’ordre établi semble aujourd’hui assimilable à un danger fasciste. Dans ce climat d’approximation historique, le recours au passé nazi est devenu un totem, vidé de sa substance, utilisé tour à tour pour effrayer, disqualifier ou détourner le regard de la réalité.
Or comme le rappelle Johann Chapoutot dans Les récidivistes (AOC), « agiter le chiffon rouge de la montée du nazisme reste une vaine superstition si l’on persiste dans les erreurs historiques ». Le nazisme n’est pas né d’un trop-plein de démocratie, ni d’un excès de liberté populaire, mais d’une décision politique, prise par une élite conservatrice, soucieuse d’écraser la gauche, y compris sociale-démocrate. C’est la droite autoritaire qui, face à la crise économique et sociale, a préféré la mise au pas du pays à la réforme.
Hitler n’a pas conquis le pouvoir par la rue, mais dans les couloirs feutrés d’un régime parlementaire déjà miné par les reculs successifs de l’État de droit. Il fut nommé chancelier en janvier 1933 par le président Hindenburg, avec l’aval des grands industriels, des propriétaires terriens et des hauts fonctionnaires, qui voyaient en lui un bouclier contre la contestation sociale. La leçon est claire : les fascismes ne s’imposent jamais sans la complicité — ou l’appel — des puissants.
À l’inverse, le concept de totalitarisme, élaboré par Arendt et d’autres à partir de l’expérience nazie, visait à désigner un type de régime particulier, qui ne se contente pas de réprimer, mais prétend refaçonner l’humain. C’est un système de domination absolue, où la loi n’est plus que l’expression d’un arbitraire idéologique, où l’idéologie se substitue à la réalité, et où la violence bureaucratique s’exerce jusque dans les camps, les ghettos, les chambres à gaz.
Mais ce concept, exigeant et rigoureux, a été peu à peu détourné : de grille d’analyse, il est devenu injure. Il suffit aujourd’hui de proposer une régulation des plateformes numériques, une limitation des profits pétroliers, ou un contrôle parlementaire sur les dépenses militaires, pour être taxé de « totalitarisme rampant ». Ainsi, le terme n’éclaire plus, il obscurcit. Il n’alerte plus sur les risques réels, il neutralise toute critique.
Ce glissement sémantique a des effets politiques majeurs. Il disqualifie les résistances, en les amalgamant à l’oppresseur. Il fait passer les mesures sociales pour des dérives autoritaires, et les dérives sécuritaires pour des nécessités. Il empêche toute lucidité sur ce qui, aujourd’hui, menace la démocratie : concentration des pouvoirs, effacement du Parlement, criminalisation de la contestation, surveillance de masse, marchandisation de l’espace public.
Le nazisme, pour être compris, ne doit pas être mythifié. Il ne fut pas un orage venu d’ailleurs, mais une possibilité produite au cœur de l’Europe moderne, par des hommes dotés de diplômes, d’institutions, de rationalité comptable. Il ne fut pas la conséquence d’une barbarie extérieure, mais l’expression d’un projet politique porté par une vision raciale, une obsession de l’ordre, et une volonté d’éradication du pluralisme.
La meilleure façon d’honorer la mémoire des victimes du nazisme n’est pas de brandir son nom à tout propos. C’est de comprendre les conditions de possibilité d’un tel régime : l’abandon de la République par ses gardiens, la préférence donnée à l’autorité sur la justice, à l’efficacité sur le droit, à la peur sur la liberté. Un tel basculement n’est jamais inéluctable. Il est toujours le résultat d’un choix.
Et ce choix est largement préparé par une évolution culturelle et idéologique parmi les populations à qui il est donné de peser le pour et le contre, puis de trancher. Mais aussi largement facilité par un effondrement des structures sociales, économiques et financières, dont chacune des sociétés concernés par ces menaces, qui se concertent parfois, est susceptible de parvenir à aplanir ou, au contraire, de pâtir...