Gilles Kepel, dans un entretien au Figaro, nous rappelle une fois de plus son tropisme pour la disqualification du mot « islamophobie ». Pour lui, utiliser ce terme dans le contexte du meurtre d’Aboubakar Cissé — poignardé à 57 reprises dans une mosquée alors qu’il priait — relèverait d’une « posture morale ».
Pire encore, selon lui, cette dénonciation relèverait d’une instrumentalisation politique par « la gauche radicale » en vue de capitaliser sur la polarisation identitaire. La ficelle est un peu grosse. En réalité, ce refus persistant de prendre au sérieux l’islamophobie participe lui-même à une instrumentalisation idéologique du débat public : celle qui entend nier la réalité des discriminations systémiques contre les musulmans et les musulmanes en France.
Dénoncer l'islamophobie n'est pas nier la complexité du réel. C’est reconnaître qu’un climat de suspicion, de stigmatisation et parfois de haine pèse sur des millions de concitoyens musulmans et de concitoyennes musulmanes — ou perçus comme tels. C’est aussi rappeler que cette haine peut aller jusqu’à tuer. Ce n’est pas une posture morale, c’est un constat partagé par la majorité des associations, institutions internationales (ONU, Conseil de l’Europe...), sociologues et chercheurs sérieux — au-delà des cercles islamo-gauchistes fantasmés.
Gilles Kepel nous invite à la prudence, à l’attente, à la décantation des faits. Bien sûr, la justice doit faire son travail. Mais faut-il attendre un procès pour reconnaître l’évidence ? Le meurtrier a crié « Allah de merde » et affirmé vouloir tuer « un Noir » avant d’entrer dans une mosquée pour égorger un homme en prière.
Si cela ne relève pas d’un mobile islamophobe et raciste, alors que faut-il de plus ? Une revendication écrite ? Un appel au djihad contre les musulmans et les musulmanes ? En matière d’antisémitisme ou d’actes antichrétiens, on n’attend pas tant d’indices pour parler de haine religieuse.
Que Gilles Kepel déconstruise le terme « islamophobie » sur un plan sémantique ou historique est une chose. Qu’il en fasse un épouvantail destiné à discréditer toute dénonciation de la haine antimusulmane en est une autre. Car derrière ce mot, il y a des femmes voilées humiliées dans la rue ou au travail, des mosquées profanées, des enfants moqués à l’école, des fidèles agressés, et aujourd’hui un homme massacré dans un lieu de culte. Derrière ce mot, il y a aussi un droit : celui de ne pas être ciblé pour ses croyances, réelles ou supposées.
Le consensus n’est pas académique, il est social. Le mot « islamophobie » est utilisé par celles et ceux qui en souffrent, par les associations de défense des droits humains, par les institutions européennes et par l’ONU. Ce mot est reconnu par des chercheurs de renom (Raphaël Liogier, Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, François Burgat...), par des universitaires musulmans et non musulmans, par des collectifs citoyens et par une jeunesse qui ne se reconnaît pas dans la manière dont les « experts » parlent d’elle.
Oui, la critique de la religion est légitime. Oui, la liberté d’expression est précieuse. Mais critiquer une religion n’a rien à voir avec discriminer ceux qui la pratiquent. Nier ce glissement dangereux, c’est refuser de nommer un phénomène qui, lui, ne cesse de s’amplifier. C’est cela, la vraie posture idéologique.
Il est temps que l’on cesse d’expliquer aux musulmans et aux musulmanes ce qu’ils doivent ressentir, quels mots ils doivent employer pour dire leurs blessures, et surtout, à quel moment ils sont autorisés à pleurer leurs morts. Aboubakar Cissé ne sera pas mort en vain si l’on accepte, enfin, de regarder l’islamophobie en face : un phénomène antireligieux qui puise dans l'anticléricalisme du 20ème siècle son ferment, que tous les croyants et toutes les croyantes, quelle que soit leur confession, devraient dénoncer comme un mal à bannir, pour préserver ce qui nous reste d'honnêteté intellectuelle en acceptant de désigner ce concept pour ce qu'il est : la phobie d'un culte jugé comme irrévérencieux...
Mehdi Allal est ancien enseignant en droit constitutionnel à l’université Paris Nanterre. Spécialiste des politiques publiques d’inclusion et des discriminations systémiques, il a contribué à plusieurs travaux sur la mémoire coloniale, les minorités et les dynamiques de racialisation dans les institutions françaises. Il est également engagé dans la réflexion sur les rapports entre savoirs universitaires, luttes sociales et production médiatique.