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Billet de blog 8 novembre 2025

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Comportement et discriminations : une entrée perturbante mais rendue nécessaire...

Alors que la frontière entre exigence professionnelle et discrimination devient de plus en plus ténue, l'analyse juridique prohibe un ensemble précis de motifs, à propos desquels la référence au « comportement » interroge. Dans cette tribune, Mehdi Allal propose une réflexion sur celle-ci dans le droit français, éclairée par le droit comparé, le droit étranger, ainsi que celui du consistoire...

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A Myriam Encaoua, Apolline de Malherbe, Audrey Aknin et Loreleï Mirot...

La question du comportement — qu’il s’agisse du comportement d’une personne vis-à-vis d’un employeur, d’un tiers ou d’une institution — est souvent reléguée à la marge des débats sur la discrimination.

Or, si l’on considère la finalité du droit antidiscriminatoire, à savoir garantir à chacun la reconnaissance pleine et entière de sa dignité et l’exercice égal des droits, il convient d’interroger plus avant dans quelle mesure le critère « comportement » peut ou non servir de fondement à un traitement différencié, et comment ce critère s’articule avec les critères traditionnels prohibés.

Cette tribune se propose d’explorer cette articulation dans le droit français, de l’éclairer par un regard comparatif et international, et de formuler quelques pistes de réflexion pour demain.

1. Le cadre français : critères de discrimination et place du comportement

1.1 Les fondements législatifs

Le droit français prévoit, dans le domaine du travail notamment, que "toute personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement (…) ou subir une sanction (…) ou une mesure discriminatoire (…) en raison de l’un des motifs suivants : origine, sexe, situation de famille, état de santé, handicap, âge, nom de famille, apparence physique, mœurs, orientation sexuelle, identité de genre, convictions religieuses, etc.".

Le Code pénal sanctionne également la discrimination comme infraction autonome : par exemple, l’article 225-2 du Code pénal prévoit le refus ou la subordination de la fourniture d’un bien ou d’un service à un motif discriminatoire.

Ainsi, le cadre est clair : il s’agit d’un traitement défavorable fondé sur un critère prohibé.

1.2 Le comportement : critère prohibé ou circonstance pertinente ?

Le comportement n’apparaît pas comme tel dans la liste légale des critères prohibés. Pourtant, la notion de « comportement » surgit dans des décisions de jurisprudence ou des commentaires doctrinaux.

On peut distinguer deux façons :

- Le comportement de la victime ou de l’intéressé : par exemple, une personne objet de discrimination parce que ses « mœurs » ou son « apparence physique » ou son « comportement présumé » sont considérés comme disqualifiants.

- Le comportement de l’auteur, de l’employeur ou de l’institution : par exemple, des actes ou pratiques de traitement différencié fondés sur un comportement attribué ou supposé à un individu ou à un groupe.

La doctrine souligne de manière pertinente que « certains comportements qui, en apparence, sont neutres peuvent être qualifiés de discriminatoires ».

Mais là se pose la question : quand un comportement devient-il un critère de discrimination ? Ou quand ce comportement recouvre-t-il un motif illégal (lié à un critère prohibé) ?

1.3 Jurisprudence et limites

La jurisprudence française a posé quelques jalons intéressants :

- Il a été retenu que l’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison entre deux salariés.

- Plus récemment, la Cour de cassation, chambre sociale, le 15 octobre 2025 (n° 22-20.716) a jugé que l’évaluation d’un salarié fondée sur des critères « comportementaux » doit être fondée sur des critères « précis, objectifs et pertinents ».

Cette décision montre que le comportement, en tant que critère d’évaluation, est juridiquement encadré, mais ne se substitue pas au critère discriminatoire interdit.

Par ailleurs, la distinction entre discrimination directe et indirecte a été adoptée en droit français à la suite du droit de l’Union européenne.

On relève enfin que le champ pénal de la discrimination n’aborde pas explicitement, malheureusement, la discrimination indirecte ou collective : « la voie pénale ne vise que les distinctions établies directement sur un critère prohibé ».

Ainsi, si un comportement est invoqué comme critère de traitement différencié, il reste à vérifier s’il est le masque d’un critère prohibé ou s’il s’agit d’un traitement justifié.

1.4 Une réflexion critique

Dès lors, on peut poser les questions suivantes :

- Un comportement (par exemple jugé « non conforme » aux valeurs de l’entreprise) peut-il être un motif légal et légitime de traitement différencié ?

- Comment éviter que l’employeur ne dissimule un motif de discrimination (origine, religion, âge…) par référence à un comportement subjectivement jugé ?

Le comportement des employés peut-il être encadré sans danger de glisser vers une discrimination déguisée ?

La réponse réside en partie dans l’exigence de justification objective, pertinente et proportionnée de la mesure différenciée (notamment en matière de discrimination indirecte) : une disposition apparemment neutre, mais qui entraîne pour un des motifs prohibés un désavantage particulier doit pouvoir être justifiée.

En somme, le comportement ne peut pas devenir un critère déguisé de discrimination, sans passer par l’examen du motif réel, de la causalité, et de la justification.

2. Droit comparé et droit international : repères et enseignements

2.1 Le droit international de la non-discrimination

Au niveau international, la notion de discrimination est définie comme « tout distinction, exclusion ou restriction qui a pour but ou pour effet d’anéantir ou de réduire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité, des droits de l’homme et libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».

La Convention internationale relative aux droits civils et politiques prévoit dans son article 26 que tous les êtres humains sont égaux devant la loi et ont droit, sans distinction, à une protection égale de la loi.

L'Organisation internationale du travail, via la Convention n° 111 (Discrimination (emploi et profession)), prescrit que les États adoptent et maintiennent une législation pour éliminer la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, l’origine nationale ou sociale, etc.

De plus, la Protocole n° 12 à la CEDH (Conseil de l’Europe) prévoit une interdiction générale de la discrimination par toute autorité publique sur tout critère tel que sexe, race, couleur, langue, religion, opinions politiques ou « autre situation ».

2.2 Comportement comme critère ou comme effet ?

Dans la perspective internationale, la notion de « comportement » n’apparaît pas comme un critère autonome de discrimination.

Ce qui compte est le motif ou l’effet réel sur un fondement prohibé.

Autrement dit : ce n’est pas le comportement en soi, mais le traitement différencié fondé sur un critère prohibé ou ayant pour effet de léser un groupe protégé qui engage la responsabilité.

Par exemple, dans le domaine de l’évaluation algorithmique ou de prise de décision assistée par IA, la doctrine alerte sur les « proxy discriminations », des critères apparemment neutres mais qui recouvrent en réalité des motifs prohibés (origine, sexe, etc.).

Ainsi, un comportement peut servir de mode opératoire à une discrimination, mais ne peut pas être toléré en tant que critère de traitement, s’il dissimule ou produit un désavantage lié à un motif prohibé.

2.3 Le droit comparé : quelques pistes

Dans certains pays de Common Law (États-Unis, Royaume-Uni...), la jurisprudence a parfois reconnu des traitements différenciés fondés sur le « comportement », mais toujours dans la mesure où ce comportement n’était pas un « thinly disguised » critère prohibé.

Le concept de « conduct‐based discrimination » est complexe à appréhender, car une règle fondée sur le comportement peut être justifiée objectivement (ex. licenciement pour faute grave) mais peut aussi être dissimulatrice d’un motif interdit.

L’enseignement pour la France est double :

- D’une part, le besoin d’une transparence de la justification et d’un contrôle rigoureux des effets de la mesure sur les groupes protégés.

- D’autre part, la vigilance à ce que l’évaluation du comportement ne devienne pas un instrument de contournement des interdictions légales de discrimination.

3. Vers une réflexion pratique et prospective

3.1 Pour les employeurs et les institutions

Lors de l’évaluation d’un salarié sur ses « comportements », il importe d’identifier des critères précis, objectifs, pertinents, et non flous ou subjectifs. Le récent arrêt de la Cour de cassation du 15 octobre 2025 le rappelle.

Si un traitement différencié est appliqué — par exemple une sanction ou un licenciement — il convient de vérifier qu’il ne repose pas sur un critère prohibé déguisé ou ne produit pas un désavantage particulier à un groupe protégé (discrimination indirecte).

Les comportements peuvent parfois être pertinents (ex. manquement grave, harcèlement...), mais leur appréciation doit être proportionnée, non stigmatisante pour des groupes protégés, et reposer sur des éléments objectifs.

3.2 Pour le législateur et les juges

Il pourrait être utile de clarifier, voire de sanctifier, dans la Constitution, la loi ou la doctrine la place du comportement dans le droit antidiscriminatoire : est-ce un motif autonome (non) ? Ou simplement un élément contextuel dans l’appréciation d’un traitement différencié ?

Les juges peuvent contribuer à structurer une jurisprudence plus fine, plus fixe, sur la façon dont un comportement, ou un mode de comportement, peut recouvrir un critère prohibé déguisé (par exemple, une évaluation de comportement fondée sur des stéréotypes liés à l’origine ou à l’identité de genre).

Il faudrait renforcer la sensibilisation à la discrimination indirecte et aux effets des politiques comportementales apparemment neutres, mais génératrices d’inégalités (par exemple, entre les fonctions occupées par des personnes issues de minorités).

3.3 Pistes pour le débat public

Le concept de « comportement à risques » pourrait être invoqué dans différents contextes (emploi, accès à un service public, place dans une institution...) ; il importe d’en interroger la compatibilité avec le critère d’égalité de traitement.

Le rôle du comportement dans la « sélection » des individus mérite un débat : jusqu’où l’on peut exiger un certain comportement sans verser dans la discrimination indirecte ou dans l’arbitraire ?

En lien avec les enjeux de l’intelligence artificielle et des algorithmes, le dossier est d’autant plus crucial : des modèles qui évaluent «l e comportement » (par exemple la probabilité de graves manquements...) peuvent produire des effets discriminatoires s’ils ne sont pas encadrés. La doctrine l’a souligné.

4. Conclusion

Le comportement, en tant que critère de traitement, pose un défi particulier pour le droit antidiscriminatoire.

Il n’apparaît pas comme un motif de discrimination prohibé en tant que tel, mais peut être le vecteur d’un traitement différencié qui repose sur un motif illégal — ou encore produire un désavantage particulier à un groupe protégé, s'il est assimilable à un stéréotype, une généralité.

Dans le cadre français, le droit prévoit des critères de discrimination stricts, mais les acteurs (employeurs, institutions, juges...) doivent être attentifs à ce que l’évaluation des comportements ne serve pas de “chemin de contournement” pour des discriminations déguisées.

Le droit international et comparé offrent un angle de vigilance utile et à la fois futile : ce qui importe est, en effet, l’effet et le motif réel du traitement différencié, plus que l’étiquette “comportement”.

À l’aube d’une société où les “comportements” sont de plus en plus surveillés, évalués, et quantifiés (numériques, algorithmiques, institutionnels...), il convient de garantir que cette évaluation n’affaiblisse pas l’un des principes fondateurs de notre droit : l’égalité de traitement et la non-discrimination.

Il est donc temps de repenser et de clarifier la place du comportement dans notre législation et notre pratique : non pas pour l’ignorer, mais pour le confronter à un contrôle rigoureux, transparent et équilibré.

Pour éviter que celle-ci soit perméable à l'inconvénient d'être à double tranchant : un critère de plus dans le "maquis" d'un droit déjà fort complexe, qu'il est nécessaire d'activer pour lui rendre sa dimension concrète ; et le cratère d'un volcan autour duquel la ligne de crête entre ciblage et stigmatisation est relativement étroite, mériterait d'être adroite, d'être néanmoins acclimatée pour mieux la soumettre...

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