Dans l’Europe fracturée des années 1970, alors que la guerre froide semblait figer les possibles politiques entre le capitalisme libéral et le communisme soviétique, un courant singulier a tenté d’ouvrir une brèche : l’eurocommunisme.
Ni simple aggiornamento tactique, ni reniement idéologique, il constitua une tentative sérieuse de refondation stratégique de la gauche communiste en Europe occidentale.
Son ambition était claire : conjuguer justice sociale, pluralisme démocratique et autonomie politique vis-à-vis de Moscou.
L’article récemment publié dans AOC sur l’Europe rêvée par l’eurocommunisme italien rappelle combien ce projet fut aussi européen avant l’heure.
À travers la figure d’Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien (PCI), et son dialogue intellectuel et politique avec le fédéraliste Altiero Spinelli, se dessine une gauche qui ne voyait pas l’Europe uniquement comme un marché ou une contrainte, mais comme un espace possible d’émancipation politique.
Une rupture démocratique assumée
L’un des principaux mérites de l’eurocommunisme fut d’assumer une rupture explicite avec le modèle soviétique.
En affirmant l’indépendance des partis communistes occidentaux, en reconnaissant le pluralisme politique et la légitimité de l’alternance électorale, l’eurocommunisme s’attaquait frontalement à l’un des angles morts historiques du communisme : son rapport au pouvoir et aux libertés.
En Italie, cette inflexion prit une forme particulièrement ambitieuse.
Berlinguer proposa le « compromis historique », c’est-à-dire une stratégie d’alliance large visant à stabiliser la démocratie italienne, tout en ouvrant la voie à des réformes structurelles profondes.
Cette orientation n’était pas un renoncement, mais la reconnaissance lucide d’un fait politique majeur : dans des sociétés pluralistes et complexes, aucune transformation durable ne peut s’imposer contre la démocratie.
Sur le plan électoral et culturel, cette stratégie porta ses fruits.
Le PCI devint l’un des plus puissants partis communistes d’Europe occidentale, capable de gouverner des collectivités locales, d’influencer les débats nationaux et de remporter, en 1984, les élections européennes en Italie.
L’eurocommunisme démontra alors qu’une gauche radicale démocratique pouvait être majoritaire sans sombrer dans l’autoritarisme.
L’Europe comme horizon politique
L’un des aspects les plus novateurs – et sans doute les plus oubliés – de l’eurocommunisme réside dans sa réflexion européenne.
Contrairement à une tradition communiste longtemps méfiante à l’égard de la construction européenne, perçue comme un projet bourgeois, Berlinguer et ses proches comprirent que l’échelle nationale ne suffisait plus pour répondre aux défis du capitalisme contemporain.
Le dialogue avec Altiero Spinelli, figure centrale du fédéralisme européen, illustre cette intuition : l’Europe pouvait devenir un espace politique à condition d’être démocratisée, politisée et arrachée à la seule logique technocratique.
À rebours de l’Union européenne telle qu’elle s’est ensuite construite, cette vision plaçait la souveraineté populaire, et non la discipline des marchés, au cœur du projet européen.
Une expérience aux limites structurelles
Pourtant, l’eurocommunisme n’a pas tenu toutes ses promesses.
Sa première limite fut son incapacité à transformer durablement l’essai gouvernemental. En Italie comme ailleurs, la participation effective au pouvoir national resta entravée par les équilibres de la guerre froide, les résistances internes et les ambiguïtés stratégiques.
Plus profondément, l’eurocommunisme souffrit d’une contradiction non résolue : comment mener une politique de rupture sans rompre avec les cadres institutionnels existants ?
En cherchant à rassurer sans désarmer, à transformer sans brusquer, il se heurta à la fois à la méfiance des classes dominantes et au scepticisme d’une partie de sa base militante.
La fin de la bipolarité Est-Ouest et l’effondrement du bloc soviétique achevèrent de désarticuler cet espace politique singulier.
Privée de son contexte historique, la stratégie eurocommuniste fut absorbée, diluée ou abandonnée, tandis que l’Union européenne s’orientait vers un modèle de plus en plus technocratique et dépolitisé.
Ce que l’eurocommunisme nous dit encore
Revenir sur l’eurocommunisme aujourd’hui n’est ni un exercice nostalgique ni un plaidoyer pour une résurrection impossible.
C’est une invitation à tirer les leçons d’une tentative audacieuse de refondation de la gauche.
À l’heure où les gauches européennes oscillent entre radicalité protestataire et gestion sans horizon, l’eurocommunisme rappelle une exigence essentielle : on ne transforme pas la société sans projet démocratique crédible, ni sans penser sérieusement l’échelle européenne.
Son échec ne disqualifie pas ses intuitions.
Il souligne au contraire combien la question d’une Europe politique, sociale et démocratique reste ouverte.
Face aux replis nationalistes et à l’impuissance organisée des institutions européennes, cette mémoire critique peut nourrir de nouveaux imaginaires, à condition de ne pas en gommer les contradictions. Et notamment la première d'entre eux : osciller entre expérimentation sociale et scolaire, avec le respect d'un paternalisme qui a fait son temps, mais demeure une référence pour élaguer et éduquer, sans trop "noircir" les traits de ses aspects les plus disturbant...
Dédiée à Myriam Encaoua et Apolline de Malherbe, pour celles et ceux qui continuent de croire que la politique européenne peut être autre chose qu’une gestion sans peuple...