Le préambule de la Constitution de 1946, adossé aujourd’hui à notre bloc de constitutionnalité, via la Constitution de 1958, est un monument de dignité humaine. Il proclame des principes fondamentaux, en rupture avec les totalitarismes et les régressions sociales, notamment pendant l'entre-deux-guerres : égalité entre femmes et hommes, droit au travail, droit à la santé, droit à l’éducation, protection de l’enfance, droit d’asile, droit syndical, nationalisations, et même la participation des travailleurs à la gestion des entreprises...
Il est un texte de conquêtes, né de la Résistance, et pourtant, dans l’ordre juridique et social français, il reste trop souvent un texte d’aspirations, plutôt qu’un texte d’applications.
Or, ces principes ont valeur constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel l’a rappelé depuis la décision Liberté d’association (1971), puis à travers une jurisprudence constante : le Préambule de 1946 a une portée normative. Il ne s’agit pas d’un simple ornement idéaliste, mais d’un socle de droits qui s’imposent au législateur, au pouvoir exécutif et à toutes les autorités publiques.
Pourtant, l’écart entre le droit proclamé et le droit vécu est souvent vertigineux.
Prenons le droit à la santé (alinéa 11) : alors que le préambule garantit à chacun la protection de la santé « dans toutes les étapes de sa vie », la situation des hôpitaux publics, le recul de la couverture médicale dans certains territoires et l’abandon de la santé mentale montrent une réelle carence de moyens et une inégalité territoriale d’accès aux soins. Le juge constitutionnel, frileux, se borne à contrôler l'existence d'un service public, sans exiger sa qualité ou son accessibilité réelle.
De même, le droit à l’éducation (alinéa 13), et l’égal accès aux formations, se heurte aux sélections sociales, aux inégalités scolaires reproduites et à la dégradation des moyens dans les zones d’éducation prioritaire. Le Conseil constitutionnel ne sanctionne pas les reculs de l’État, tant que l’apparence d’un service public demeure.
Et que dire du droit au travail, de la garantie d’un emploi, de la protection contre le chômage (alinéa 5) ? Là encore, la reconnaissance constitutionnelle ne suffit pas à obliger les gouvernements à agir à hauteur de ces ambitions. Le droit à l’emploi n’est pas, dans les faits, un droit opposable.
Même les principes les plus puissants symboliquement – égalité entre les sexes (alinéa 3), droit syndical (alinéa 6), droit d’asile (alinéa 4) – sont mis à mal dans les politiques actuelles. Les travailleuses précaires restent les plus touchées par la pauvreté. Les syndicats sont affaiblis dans leur rôle, parfois diabolisés. Et la France refuse chaque jour l’asile à des femmes et des hommes menacés, souvent en violation du droit international.
Face à cela, le juge constitutionnel a parfois joué un rôle timoré, en consacrant certes l’existence des droits, mais sans forcer leur effectivité. Les décisions sur le droit au logement opposable (DALO), la santé ou l’éducation restent mesurées : jamais de condamnation de fond, rarement de correction des politiques publiques. Il y a là une faiblesse structurelle : sans justiciabilité réelle, les droits sociaux restent des promesses.
Pourtant, la jurisprudence a aussi connu des avancées : le Conseil d’État et la Cour de cassation ont, plus récemment, renforcé le contrôle de proportionnalité, intégré certains principes du préambule dans leur raisonnement, ou reconnu l’obligation positive de garantir certains droits fondamentaux. Mais ces avancées restent limitées et souvent conditionnées au bon vouloir du politique.
Il est temps de réactiver la charge émancipatrice du préambule de 1946. Il ne s’agit pas de s’y réfugier avec nostalgie, mais d’en faire une boussole pour réinterroger nos politiques sociales, économiques, éducatives et environnementales. Car il s’agit bien d’un texte d’avenir. Un texte capable d’unir les Françaises et les Français autour d’un pacte social exigeant, à condition d’en garantir l’effectivité.
Il revient aux citoyennes et aux citoyens, aux parlementaires, aux magistrats et aux juristes, mais aussi aux syndicats, aux associations et aux mouvements sociaux, de réclamer l’application pleine et entière de ces droits proclamés.
Car un droit non garanti est un droit dénié. Et un droit non effectif, un manquement aux obligations, qui pèsent sur les pouvoirs constitués, consistant en un renversement des garanties leur étant rattachées sur le plan matériel et financier. Sur lesquelles les institutions concernées se sont largement assises de manière retors...
🟦 Biographie – Mehdi Allal
Mehdi Allal est enseignant en droit constitutionnel et consultant en politiques publiques. Engagé dans le champ social, il milite pour une démocratie plus inclusive et pour l’effectivité des droits fondamentaux. Il est également chroniqueur dans plusieurs revues et journaux, où il analyse les enjeux juridiques contemporains à la lumière de l’héritage républicain et des aspirations populaires.