Paris sous les dorures, Paris sous tension
Pour Apo et Mimi.
Je m’appelle Mehdi Allal, Parisien d’aube et de nuit, témoin obstiné de ce que l’on voudrait toujours cacher : les vies qui ploient dans les interstices d’une ville trop pressée pour regarder ses propres ombres.
Le rapport 2024 du Secours catholique est sans détour :
– un niveau de vie médian de 555 € par mois ;
– 95 % des ménages accompagnés sous le seuil de pauvreté ;
– près de trois quarts en situation d’extrême pauvreté.
Ces chiffres ne sont pas des abstractions.
Ce sont des respirations coupées.
Des démarches administratives qui tournent en boucle.
Des familles qui survivent à Paris, comme on survivrait en zone sinistrée.
La capitale expulse, déplace, dissimule
Paris n’est pas passive.
Elle agit.
Mais elle agit contre les plus fragiles.
Depuis des mois, les évacuations de campements, les déplacements forcés, les contrôles dissuasifs se multiplient, parfois sous couvert de “sécurité”, souvent sous celui de “gestion”...
À l’approche des grands événements internationaux, certains y voient un « nettoyage social » : un vocabulaire brutal pour une réalité brutale.
Quand la ville se prépare à accueillir le monde, elle commence par éloigner les siens et les siennes.
Les personnes sans domicile fixe (SDF), que l’on devrait protéger, deviennent des variables d’ajustement, déplacées d’arrondissement en arrondissement — jusqu’à la prochaine évacuation, jusqu’au prochain arrêté.
La misère circule,
mais ne disparaît pas.
Elle change juste d’adresse.
La solidarité numérique, ou l’art d’exclure sans bruit
Ce que dévoile le rapport est tout aussi grave : l’accès aux droits se déshumanise.
La dématérialisation — ce progrès vanté par l’État — devient une machine à exclure.
Il faut une adresse, un téléphone, un ordinateur, une maîtrise du langage administratif.
Les plus pauvres, eux, n’ont parfois rien de tout cela.
Alors ils renoncent.
Renoncent à des aides auxquelles ils ont droit.
Renoncent à l’idée même d’être vus.
La bureaucratie numérique est devenue une frontière.
Invisible.
Implacable.
Terriblement efficace.
Paris ne manque pas de moyens.
Elle manque de volonté politique.
Une ville qui choisit ses habitants et ses habitantes est une ville qui trahit
La capitale a ce pouvoir étrange : façonner les imaginaires en même temps qu’elle transforme ses rues.
Mais quand elle choisit d’être vitrine plutôt que refuge,
quand elle préfère la façade à la justice,
quand elle laisse les associations porter seules tout le poids humain de la misère,
alors elle se trahit.
La pauvreté n’est pas un accident.
Elle est le produit d’une succession de choix politiques :
– explosion des prix du logement,
– sous-investissement dans les structures d’accueil,
– abandon des guichets physiques,
– externalisation de la solidarité vers un tissu associatif débordé.
Le résultat ?
Une ville belle,
mais une ville vulnérable.
Une ville riche,
mais une ville qui laisse mourir de froid sous ses ponts.
Une ville qui brille,
mais qui ne sait plus éclairer les vies.
Pour une solidarité exigeante et concrète
L’urgence n’est pas théorique.
Elle est quotidienne.
Il est temps :
– de rouvrir massivement des guichets sociaux physiques ;
– de financer les associations à hauteur de leur mission réelle ;
– de réduire drastiquement les expulsions sans solution ;
– de recréer des équipes de rue stables, formées, présentes ;
– de sanctuariser un droit au logement inconditionnel, robuste, opposable ;
– de défaire l’idée que les pauvres gênent, alors qu’ils révèlent les failles du système.
La solidarité ne doit plus être le luxe de quelques bénévoles obstinés.
Elle doit redevenir une politique publique centrale, lisible, assumée...
Paris n’a pas besoin de plus de lumière : elle a besoin de chaleur
Je rêve d’un Paris qui s’interdit l’indifférence.
D’un Paris qui préfère les mains tendues aux façades récurées.
D’un Paris qui ne cache plus ses blessures mais les soigne.
La misère n’est pas un scandale moral individuel.
C’est un scandale collectif.
C’est un verdict sur nous.
C’est le miroir de notre époque.
Le rapport du Secours catholique nous offre, une fois encore, ce miroir.
Libre à nous de le briser ou de nous regarder en face.
Libre à nous de briser le glacis de l'indifférence,
et de ne pas faire de la différence sociale une faute ou un pêché...
Bio auteur (Mediapart)
Mehdi Allal est écrivain et chroniqueur engagé. Il écrit sur les fractures sociales, les politiques publiques et les vies invisibilisées, avec une attention particulière pour les dérives contemporaines de la solidarité et les mécanismes d’exclusion institutionnelle.