Introduction
La dialectique entre affirmation de soi et adaptabilité à l’autre constitue l’un des enjeux centraux de la pensée juridique contemporaine.
Ces deux notions, apparemment antinomiques, traduisent la tension entre autonomie individuelle et reconnaissance mutuelle.
Le droit moderne, héritier du rationalisme kantien, autant que des philosophies de la reconnaissance, s’efforce de concilier ces exigences sans les réduire l’une à l’autre.
L’affirmation de soi renvoie au principe d’autonomie, entendu comme capacité du sujet de droit à se déterminer selon sa propre raison et à se revendiquer porteur de droits inaliénables.
L’adaptabilité à l’autre, quant à elle, exprime la dimension relationnelle de la liberté : l’individu n’existe juridiquement qu’en tant qu’il est reconnu, limité et compris dans un cadre social partagé.
L’objet de la présente étude est de montrer que le droit, loin d’opposer ces deux logiques, tend à en faire les deux versants d’une même responsabilité normative : celle d’un sujet libre dans la relation.
I. L’affirmation de soi : fondement normatif de l’autonomie individuelle
A. La construction philosophique du sujet autonome
L’affirmation de soi trouve sa source dans la pensée morale kantienne : l’homme est à la fois auteur et sujet de la loi, fin en soi et non simple moyen. Cette conception fonde le modèle moderne du sujet de droit comme être rationnel, capable de volonté propre et d’imputabilité.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en constitue la traduction juridique : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art. 1er). Ce postulat affirme la primauté du sujet sur la norme sociale — le droit positif n’est légitime qu’à la condition de garantir cette liberté première.
B. La reconnaissance juridique de l’autonomie
L’affirmation de soi se décline dans l’ordre juridique par une série de droits subjectifs fondamentaux : liberté d’expression, droit à la vie privée, liberté de conscience, etc. Ces droits consacrent la faculté pour le sujet de s’affirmer contre l’autorité publique ou collective.
Toutefois, cette autonomie connaît une limite : lorsqu’elle se prétend absolue, elle devient potentiellement négatrice d’autrui. C’est tout le sens du passage de la liberté « naturelle » à la liberté « civile » chez Rousseau — la liberté ne se maintient que si elle accepte d’être médiée par la loi commune.
II. L’adaptabilité à l’autre : la reconnaissance comme principe d’équilibre normatif
A. De l’individualisme à la relation : fondements philosophiques
L’adaptabilité à l’autre traduit une exigence de reconnaissance au sens hégélien : l’identité du sujet ne se réalise que dans et par le regard d’autrui. Cette conception, prolongée par les travaux d’Axel Honneth, fait de la reconnaissance intersubjective le moteur de la justice sociale.
Appliquée au droit, elle invite à penser la norme comme médiation entre libertés concurrentes, et non comme simple protection d’intérêts isolés. Le sujet de droit devient un sujet en relation, dont la liberté s’exerce au sein d’un réseau de dépendances réciproques.
B. Les traductions juridiques de l’adaptabilité
Le droit positif contemporain consacre cette exigence de réciprocité. Le principe de proportionnalité, notamment en droit constitutionnel et européen, impose une mise en balance entre droits et intérêts concurrents. De même, les mécanismes de médiation, de conciliation et de négociation participent d’une logique d’adaptabilité normative : le droit y est moins sanction qu’équilibre.
Ainsi, l’adaptabilité à l’autre ne constitue pas un renoncement à l’autonomie, mais son prolongement rationnel : l’individu libre est celui qui ajuste sa liberté à la reconnaissance d’autrui.
III. Vers une synthèse normative : la responsabilité comme articulation des deux pôles
A. La responsabilité comme point de jonction
La dialectique entre affirmation et adaptabilité se résout dans la notion de responsabilité. Être responsable, c’est reconnaître que la liberté ne vaut que par le rapport qu’elle institue avec autrui. Hannah Arendt et Paul Ricœur ont montré que l’autonomie n’a de sens que dans la mesure où elle s’accompagne d’une capacité à répondre de ses actes devant autrui et la communauté.
Le droit contemporain, en particulier à travers la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, tend à consacrer cette liberté « relationnelle » : la liberté d’expression, par exemple, s’exerce « avec des devoirs et des responsabilités » (article 10 § 2 CEDH).
B. La vocation éthique du droit
Cette articulation confère au droit une dimension éthique renouvelée. Il ne s’agit plus seulement de réguler les libertés, mais de produire les conditions de leur coexistence. Le droit devient le lieu d’une éthique institutionnalisée, où l’affirmation de soi et l’adaptabilité à l’autre cessent d’être en tension pour devenir deux modalités d’un même humanisme juridique.
Conclusion
La modernité juridique ne saurait se comprendre sans cette dialectique fondamentale : l’affirmation de soi comme principe d’autonomie, et l’adaptabilité à l’autre comme principe de reconnaissance. Le droit, en tant qu’institution du commun, n’a pas pour mission de trancher entre ces deux pôles, mais de les articuler dans une logique de responsabilité partagée.
L’avenir du sujet de droit — et, au-delà, de la citoyenneté démocratique — repose sur cette capacité à penser une liberté en relation, fondée sur la dignité, la reconnaissance et la responsabilité. Dont le principe d’égalité vient seulement tempérer ces fondements et ainsi mieux articuler leur comparaison, leur comparution…
Bibliographie sélective
– Arendt (Hannah), La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
– Hegel (G.W.F.), Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1941.
– Honneth (Axel), La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
– Kant (Immanuel), Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, 1993.
– Ricœur (Paul), Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
– Rousseau (Jean-Jacques), Du contrat social, 1762.
– Troper (Michel), Le droit et la nécessité, PUF, 2011.
– Ost (François), Le droit ou l’empire du texte, LGDJ, 1999.
– Starck (Christian), La dignité de l’homme comme principe juridique, Dalloz, 2000.