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Billet de blog 30 novembre 2025

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Tout art n’est pas révolution : comment faire de l’esthétique un champ de bataille...

Par Mehdi Allal — chercheur associé en politiques culturelles et en dynamiques postcoloniales, enseignant en sciences sociales et consultant indépendant en coopération culturelle internationale... A Myriam Encaoua...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’art comme survivance, riposte et mémoire

Dans les territoires colonisés et dans ceux, tout aussi meurtris, de leur postérité, créer n’est jamais un geste simple.

Faire œuvre, c’est affirmer une langue, un corps, un récit, un imaginaire que la domination a cherché à invisibiliser.

Au Cameroun, en Martinique, à Mayotte, au Sénégal, en Guadeloupe, au Congo, en Nouvelle-Calédonie : la création n’est pas seulement une production esthétique, mais un acte d’énonciation de soi.

On oublie trop vite que l’empire colonial n’a pas seulement organisé l’économie, le droit, les frontières... Il a organisé le goût. Il a fixé les normes du beau. Il a hiérarchisé les cultures.
Dire, comme Mawongany, que l’art qui intervient dans un espace colonial devient politique, c’est rappeler cette évidence historique : l’artiste produit sur un champ miné par la violence symbolique.

Chaque exposition, chaque performance, chaque mur peint, chaque jardin sculpté répond à un récit historique où l’Europe a parlé pour les autres.
L’art devient alors un levier de réappropriation, une main tendue vers la mémoire, parfois une gifle retentissante contre l’effacement.

Dans ces situations, oui : l’art est politique, qu’il le veuille ou non. Ce n’est pas une posture, mais une condition.


L’impensé de l’affirmation : tout art n’atteint pas la cité

Mais il existe un piège. Dire que tout art a un impact politique revient à désarmer notre capacité critique.

Car tout art n’a pas le même poids, ni le même destin.

Il y a l’œuvre visible, relayée, commentée, inscrite dans un écosystème médiatique, "curatoriel", militant. Et il y a l’œuvre silencieuse, intime, marginale, enfermée dans un atelier, ou vouée à une poignée d’initiés.
Une sculpture abstraite exposée devant un public étroit peut demeurer sans effet social tangible, tandis qu’un graffiti dans un quartier populaire devient un appel à la dignité.

La politique de l’art n’est jamais automatique.
Elle n’est pas contenue dans l’œuvre comme l’huile dans la graine.
Elle s’actualise dans les circulations, les institutions, les publics, la critique, les écoles, la rue...
Le politique de l’art est relationnel, non ontologique.

Affirmer un potentiel universel, c’est confondre puissance et efficacité.
Ce serait comme dire que chaque discours est révolutionnaire, parce qu’il existe — quand l’Histoire nous enseigne la chose inverse : certaines paroles transforment, d’autres consolident, d’autres encore anesthésient.


Attention à l’assignation : la tentation de l’art obligatoire

Dans les mondes colonisés, la pression militante pèse lourd sur les artistes : ils doivent témoigner, dénoncer, résister, réparer...
C’est légitime — et souvent vital.
Mais cette injonction peut devenir un piège.

Qu’attend-on réellement des créateurs ?
Qu’ils disent nos douleurs, nos humiliations, nos révoltes ?
Qu’ils exhibent la blessure pour nous dispenser d’un travail collectif de justice, d’éducation, de mémoire ?
Ou qu’ils nous rappellent que la dignité ne se limite pas à la cicatrice ?

Là où l’État a échoué, où l’école recule, où les élites se taisent, on confie à l’artiste une tâche démesurée : la guérison.
La société exige de lui ce qu’elle ne demande plus à ses institutions : être le thérapeute de la communauté.

Mais nous n’avons pas le droit de réduire l’art à la souffrance.
Nous devons lui laisser l’espace du rêve, de l’humour, de l’expérimentation, du jeu...
Dans certains mondes traumatisés, la beauté pure, non utilitaire, est déjà une révolution.


L’art comme terrain de bataille, oui. Mais pas comme prison.

Les espaces coloniaux — qu’ils soient français, britanniques, portugais, espagnols... — sont des terrains de lutte mémorielle permanente.
La statue déboulonnée, la fresque insurgée, la chorégraphie revendicative, les films sur la migration et l’esclavage : tout cela devient politique, parce que la narration dominante continue de résister.
Dans ces champs de tension, la création est une contestation.

Mais faire de cette condition une loi universelle revient à convertir l’artiste en simple vecteur du combat.
Et c’est là que je diverge de Mawongany : si l’art est intrinsèquement politique dans ces espaces, il n’est pas exclusivement politique.

L’artiste n’est pas une ONG.
Il n’est pas une tribune parlementaire.
Il n’est pas l’annexe de la lutte sociale.
Il est un sujet libre qui, parfois, choisit la politique — parfois la transcende.


La vraie question : que faisons-nous collectivement pour que l’art puisse surgir et agir ?

Si l’on veut que l’art pèse, il faut créer les conditions de son influence :

  • éducation artistique dès l’école, dans tous les quartiers et territoires périphérisés ;

  • infrastructures culturelles locales — salles d’exposition, ateliers, scènes, résidences ;

  • politiques culturelles dignes, qui ne soient pas que des budgets résiduels ;

  • reconnaissance institutionnelle des artistes issus des diasporas et des territoires ultramarins ;

  • circulation internationale des œuvres, loin du folklore exotisant.

Sans cela, l’art reste souvent un geste héroïque et solitaire, condamné à l’invisibilité.


Conclusion : dire que l’art est politique, c’est ouvrir un combat ; dire qu’il l’est toujours, c’est le fermer

Je ne récuse pas l’affirmation de Mawongany — elle touche une vérité fondamentale.
Dans les mondes coloniaux, l’art est une arme de survie, une grammaire de la dignité, une archive vivante.

Mais réduire l’art à cette fonction revient à trahir ce qu’il porte de plus précieux :
sa capacité à dépasser la lutte, à imaginer l’autre monde avant même qu’il n’existe.

L’art peut être la colère.
Il peut être la guérison.
Il peut n’être ni l’un ni l’autre — et c’est précisément ce qui nous protège de la tyrannie de la nécessité. Des bourreaux et des bureaux, quel que soit l'adjectif accolé...

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