A Joseph Zimet et David Zivie…
Soixante ans après la disparition de Mehdi Ben Barka, la vérité historique reste une zone d’ombre.
Ce leader visionnaire du Tiers-monde, intellectuel marocain, opposant au régime de Hassan II, symbole des luttes anti-impérialistes, a été enlevé en plein Paris, le 29 octobre 1965.
Depuis, l’histoire officielle, ou du moins la version qu’on a bien voulu nous inculquer, s’est réduite à un récit brouillé, fait de silences d’État, d’hypothèses commodes et de secrets bien gardés.
Or, l’enquête publiée récemment par L’Express (« La vérité sur l’affaire Ben Barka : un triple crime d’État impliquant le Maroc, Israël et la France ») bouscule profondément ce récit.
Elle met au jour des documents issus du Mossad, des services secrets tchécoslovaques (la StB) et des archives françaises, qui redessinent les contours d’un crime concerté entre trois États.
Ce n’est plus une bavure, ni même une simple opération d’espionnage : c’est un crime d’État pluriel, planifié, coordonné, couvert.
Un crime d’États, pas un dérapage
Pendant des décennies, on a voulu faire croire que l’affaire Ben Barka était un enlèvement ayant mal tourné, une initiative isolée de quelques agents zélés.
L’enquête démontre au contraire que la disparition du leader marocain fut le fruit d’une coopération clandestine entre les services marocains, israéliens et français.
Le Mossad aurait fourni moyens techniques et soutien logistique ; les services français, informés, auraient fermé les yeux ; les autorités marocaines, elles, auraient orchestré l’enlèvement et ordonné la liquidation.
La raison d’État, en France comme au Maroc, a étouffé la justice.
Le silence français, entre complicité et calcul
La France de De Gaulle n’est pas étrangère à cette tragédie. Selon les documents exhumés, le SDECE (ancêtre de la DGSE) aurait eu connaissance des préparatifs.
À Paris, la police a joué un rôle ambigu : certains agents ont participé directement à l’enlèvement, d’autres ont couvert l’affaire.
De Gaulle, informé a posteriori, aurait manifesté sa colère, mais la machine d’État a préféré le déni au scandale. Le secret-défense, les archives verrouillées, les non-lieux successifs : tout a concouru à entretenir une vérité tronquée. Ce silence prolongé interroge : combien de crimes d’État dorment encore dans les coffres de la République ?
Le rôle du Maroc et la mécanique de la peur
Au Maroc, l’affaire Ben Barka incarne la face obscure du pouvoir postindépendance.
Le régime naissant, obsédé par la consolidation du trône, a perçu en Ben Barka une menace politique et symbolique. L’homme du dialogue Sud-Sud, fondateur du projet de conférence tricontinentale, incarnait une alternative : un Maroc libre, démocratique, solidaire.
Son assassinat fut aussi un message : l’ordre établi ne tolérerait aucune contestation.
Cette logique de la peur, inscrite au cœur du pouvoir marocain, a ensuite marqué toute une génération d’opposants réduits au silence ou à l’exil.
Une vérité empêchée
Pourquoi cette vérité n’a-t-elle émergé qu’aujourd’hui ? Parce que les États impliqués ont choisi l’oubli comme méthode. En France, le secret-défense ; au Maroc, la répression ; en Israël, la culture du secret sécuritaire.
Pendant six décennies, des témoins ont disparu, des dossiers ont été effacés, des diplomates ont nié.
Ce n’est qu’à travers le patient travail de journalistes et d’historiens que se dessine aujourd’hui une vision cohérente du crime : celle d’un assassinat d’État international, planifié au nom d’intérêts politiques convergents.
La mémoire contre l’amnésie
Réhabiliter la mémoire de Mehdi Ben Barka, ce n’est pas seulement rouvrir une plaie ancienne ; c’est réhabiliter notre rapport à la vérité.
On ne bâtit pas un avenir libre sur un passé falsifié.
Ce que révèle cette enquête, c’est l’incapacité des démocraties comme des monarchies à affronter leurs fautes.
Le courage politique consisterait aujourd’hui à lever le secret-défense, à nommer les responsables, à reconnaître publiquement la nature du crime.
Sans cela, le mensonge historique persiste, et avec lui, la trahison de la mémoire.
Pour une vérité démocratique
Je signe cette tribune en tant que citoyen, non comme juge de l’Histoire.
Mais il est temps d’en finir avec la vérité mutilée qu’on nous a inculquée.
La vérité ne doit plus dépendre des intérêts d’État, mais de l’exigence démocratique.
Le cas Ben Barka n’est pas un simple épisode du passé : il dit encore aujourd’hui la violence des pouvoirs quand ils craignent la liberté.
À nous, désormais, d’exiger cette vérité, non comme un hommage posthume, mais comme un acte de justice envers l’Histoire.
Un acte de justesse vis-à-vis d’un triste épisode, d’un simulacre et d'une stimulation…
Mehdi Allal
Paris, le 30 octobre 2025