Notre amie Monique Hervo nous a quitté ce lundi 20 mars à Nanterre au Centre d’accueil et de soin hospitalier où elle résidait depuis le début du mois de février.
Elle venait de traverser ses 95 ans et s’était posée, au printemps dernier, dans un petit village de l’Aisne pour passer l’hiver. Avant cela, elle demeurait dans une caravane au camping de la Noue des Rois (Saint-Hilaire-sous-Romilly). Elle s’y était installée, depuis le début de ce nouveau siècle. C’est entouré de l’affection et de la bienveillance de ses nombreux amis, dont les familles des anciens bidonvilles de la ville, qu’elle est partie vers les terres des gens de bien.
Monique fait remonter à sa plus tendre enfance ses prises de conscience sur le monde et ses fléaux. Issue d’une famille très modeste, papa breton, maman savoyarde, elle se familiarise très vite avec « les meublés» de l’autre côté des ruines des fortifs. À Saint-Ouen plus précisément.

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Monique Hervo se souvenait des images de ces lieux de vie que l’on n’appelait pas encore « l’autre côté du périph ». Elle se remémorait très clairement, en mai-juin 1936, ces foules tempétueuses du Front populaire, drapeaux rouges ou noirs au vent, parcourant les principales artères de Saint-Ouen. Elle avait alors 7 ans.
Elle évoquait Paris désert juste avant l’arrivée des troupes allemandes, en juin 1940, et aussi l’exode de millions de Français fuyant vers la Loire. Elle se rappelait des morts sur la chaussée et du sifflement que faisaient les bombes tombant sur des colonnes de civils paniqués. Elle se souvenait encore avoir rejoint les scouts clandestins avant la Libération, puis est arrivé le temps des premiers engagements. Ils vont consister pour la jeune femme et ses amis à accueillir, à la gare de l’Est, les prisonniers de guerre qui affluent, convois après convois, de jour comme de nuit, des stalags, d’Allemagne.
Très vite, ce sera l’accueil et le brancardage des rescapés des camps de concentration de Buchenwald. Sous les verrières surchauffées de la gare, Monique a peut-être croisé un jeune adolescent pâle et inquiet, attendant durant des heures le retour de ses proches des camps de la mort. Elle ne sait pas encore qu’il s’appelle François Maspero et qu’il sera plus tard son éditeur, son préfacier et son ami.
Monique, après des études aux Beaux-Arts de Paris, ne fera pas carrière dans la verrerie d’art pour laquelle elle s’est spécialisée, rue Bonaparte. Elle s’engage très vite dans l’action pour la promesse d’un monde nouveau qui laisse derrière elle les débris d’une guerre des plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. Le programme du Conseil national de la Résistance entre en résonance avec tous ceux et celles qui rêvent d’égalité, de fraternité, de nouveaux droits. Un temps parmi les déléguées pour Grenoble du RPF (Rassemblement du peuple français), fondé en 1947 par le général de Gaulle, Monique s’en éloigne très vite pour l’action concrète. Les grands discours et les batailles d’appareils ne seront jamais sa tasse de thé.
En 1959, à la tête d’un groupe du Service civique international (SCI), (qu’elle a rejoint dès 1956) elle s’installe au bidonville de la Folie à Nanterre. La rencontre auparavant avec les compagnons de Gandhi a été décisive dans sa trajectoire.
Ainsi témoigne Monique Hervo de son engagement personnel à Nanterre : « Être aux côtés des Algériens par une vie partagée. Au service de la lutte d’un peuple colonisé sans apporter mes “bagages” d’Occidentale. Leur prouver ma solidarité. Tel est mon choix. »
Dès son arrivée au bidonville de La Folie, Monique constate l’immensité de la tâche qui l’attend. « On y souffrait de bien des maux qui sont attachés à l’univers concentrationnaire… » « (…) le froid, la malnutrition, la tuberculose, l’absence de moyens pour assurer l’hygiène élémentaire, les morsures de rats. On pouvait également y mourir de coups ayant, suivant l’expression consacrée, “entraîné la mort avec l’intention de la donner” (…) ou de noyade dans la Seine. »
Lorsque Monique s’installe dans le bidonville elle ne sait pas qu’elle y restera jusqu’en 1971, date de sa résorption. Durant ces douze années « extraordinaires et intenses », elle n’aura de cesse de documenter cet univers en marge, « cette autre planète » et de contribuer, par ses écrits, à la connaissance des mutations urbaines et aux mécanismes de relégation.
Elle n’est pas seulement narratrice des événements qui se déroulent au bidonville de Nanterre, elle en est également actrice. Il en fut de cette manifestation, exclusivement algérienne, du 17 octobre 1961 pour laquelle nous reproduisons ici son terrible récit extrait de son journal de l’époque et qui lui fera écrire : « Noyée au milieu de ce peuple en marche vers son indépendance, ma participation reste pour moi un immense honneur que je dois aux militants de La Folie. » Elle portera encore témoignage d’un événement peu connu, trois jours après la sinistre nuit du 17 octobre : les manifestations des centaines de femmes algériennes et de leurs enfants dans les rues de Paris et de Rouen, aux cris de « L’Algérie à nous ! ».
La « carrière professionnelle » de Monique se confond avec son engagement. Ce sera d’abord à partir de 1972 aux côtés de Jean-Jacques de Felice. L’homme, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme, débuta au barreau de Paris en défendant les enfants mineurs du bidonville, puis très vite leurs pères, emprisonnés pour leur appartenance au FLN. Elle sera l’une des cofondatrices du Gisti (Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés). Une année plus tard, elle rejoindra la Cimade. Elle y pilotera le service « Logement des immigrés » et s’engagera dans le soutien à la lutte des foyers de travailleurs africains. Puis, de 1981 à 1986, elle travaillera à la résorption des foyers Sonacotra.
Très vite Monique ressent ce besoin irrépressible, cette nécessité vitale, prolongement de son combat: témoigner. En plus des images collectées à l’aide de son appareil Canon A-1, elle note tout ce qui l’entoure sur des bouts de papiers et noircit des carnets dans lesquels elle consigne les petites et grandes histoires du bidonville.
Dans le prolongement de cette captation du réel, Monique entreprend, à partir de l’année 1966, d’enregistrer sur un support professionnel (un Nagra) les paroles des habitants du bidonville de La Folie. Ce sont ainsi les témoignages de plus de 150 familles qui seront enregistrés.
L’humain en est le pivot, le « poteau central de la grande case » diraient les amis kanak. Cela donnera d’abord l’édition, avec Marie-Ange Charras, de Bidonvilles : l’enlisement (Maspero, Paris, 1971) puis trente années plus tard, après avoir rassemblé et reconstitué toutes ses annotations dans une vieille cantine oubliée, Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d’Algérie, 1959-1962 (Editions du Seuil, Paris, 2001).
Témoigner enfin : Monique le fera encore le 11 février 1999 à la barre de la 17e chambre correctionnelle du Palais de justice de Paris lorsqu’elle livrera avec précision et émotion son témoignage sur le 17 octobre 1961, à l’occasion du procès intenté par Maurice Papon, l’ancien préfet de police, à notre ami Jean-Luc Einaudi, auteur de La Bataille de Paris.
Il y a cinq années, nous étions venus au camping de la Noue des rois, célébrer son anniversaire (elle est née le 5 janvier 1929) et la féliciter pour l’obtention de sa nationalité algérienne. Toute la presse d’Algérie s’était fait l’écho de cet événement. (Extrait) : « L’écrivaine française qui avait lutté aux côtés des Algériens pour leur indépendance, Monique Hervo, a été naturalisée algérienne, selon un décret présidentiel publié sur Journal officiel d’Algérie n° 73, 2018.»
« J’ai été pour la libération de l’Algérie tout de suite », rappelait souvent Monique Hervo qui portait comme une grande fierté sa nouvelle nationalité.
Monique était une combattante pour la dignité humaine et pour la fraternité. Elle cheminera encore longtemps à nos côtés, dans nos cœurs et nos mémoires. Sa dépouille sera inhumée au cimetière El Alia à Alger, auprès des résistants et des martyrs de la guerre d’indépendance.
Mehdi Lallaoui