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Malgré les pressions constantes en Turquie, ces trente dernières années ont été marquées par d'importantes avancées pour les Kurdes et les démocrates turcs, avancées, qui ont été obtenues au terme de luttes acharnées et au prix de grands sacrifices. Le mouvement légal kurde, qui a émergé au début des années 1990, a réussi, au fil du temps, à devenir une ligne politique représentant les couleurs, les sons et les cultures de la Turquie. Bien que les partis représentant cette ligne politique aient été constamment interdits par l'État turc, ils sont parvenus à atteindre un large public et sont aujourd’hui devenus la troisième force politique du pays.
Le dernier représentant de cette ligne est le parti DEM (Parti de l'Égalité et de la Démocratie des Peuples). Ce parti a récemment pris le relais du HDP (Parti Démocratique des Peuples). Aux élections municipales du 31 mars dernier, le parti DEM a remporté près de 80 municipalités, dont au moins 10 sont de grandes villes.
Les municipalités conquises par le parti DEM se situent principalement dans la région kurde. À l'ouest de la Turquie, le parti DEM a soutenu le CHP (Parti Républicain du Peuple), parti laïque, alors dans l'opposition, permettant à ce dernier de remporter les municipalités de villes clés telles qu'Istanbul, Izmir, Ankara, Bursa et Antalya. Ainsi, le pays est entré dans une nouvelle ère politique. Pour la première fois, le régime d'Erdoğan a perdu la première place, offrant aux Kurdes et à l'opposition turque la possibilité de trouver un terrain d'entente.
Cette élection a bien sûr de nombreuses conséquences. L'une des plus importantes est la défaite de l'AKP (Parti de la Justice et du Développement), créé et dirigé par Erdogan, au pouvoir depuis 2002. Par ailleurs, cette élection a marqué l’effondrement des nationalistes turcs,
les deux partis nationalistes n'ayant recueilli dans leur ensemble que 8 % des voix. Pour la première fois en un demi-siècle, le CHP est devenu la première force politique de la Turquie. L'espoir d'une libération du pays du joug qu’avaient suscité les élections présidentielles de 2028 s'est accru.
Face à cette déroute historique, la première riposte d'Erdoğan fut de refuser l'octroi du certificat officiel au candidat du parti DEM, vainqueur de la mairie de Van avec une majorité écrasante de 55,48 % des voix. Il détourna ce certificat au profit du candidat de l'AKP, lequel avait récolté moitié moins de suffrages que ceux du parti DEM. La raison invoquée pour une telle manœuvre étaient les allocutions antérieures d'Abdullah Zeydan, le porte-étendard du DEM, relatives à la lutte kurde. Ces prétextes pourraient être aisément appliqués à quiconque
s'inscrit dans le cadre de la politique kurde légale. En effet, la vocation première de ces formations politiques, est d'engager un débat autour des droits des Kurdes en Turquie en vue de parvenir à une solution pacifique.
Van n'est pas une ville ordinaire. Avec une population d’un million et demi d’habitants, c'est la deuxième plus grande ville kurde après Diyarbakır et l'un des centres les plus importants de la lutte kurde en Turquie.
Face à la saisie de la mairie de Van par le régime d'Erdoğan, une résistance populaire a éclaté, aussi bien à Van que dans les autres villes kurdes. De plus, le parti d'opposition CHP, devenu, ainsi que mentionné ci-dessus, après ces élections municipales le premier parti de Turquie, a élevé sa voix contre cette usurpation de droits faite aux Kurdes. Le tout nouveau président du CHP, Özgür Özel, a qualifié la saisie de la mairie de Van par l'AKP de "piège tendu aux Kurdes" et envoyé une délégation à Van. Cette initiative d’Özgür Özel a eu un grand retentissement dans tout le pays. Le même jour, un large groupe d'avocats s'est rassemblé devant le tribunal de Çağlayan à Istanbul pour protester contre cette saisie de la mairie de Van. Des déclarations de diverses organisations de la société civile, syndicats et associations féminines ont été publiées. Soudain, la captation de la mairie de Van s'est propulsée au premier rang des préoccupations de l'opinion publique turque. Les médias et télévisions d'opposition, malgré des ressources limitées, ont diffusé en direct depuis la région kurde, notamment la ville de Van, les attaques de la police contre les civils. Après deux jours d'intenses protestations, le régime d'Erdoğan a inopinément reculé et a rendu le certificat électoral au candidat du parti DEM semblant ainsi résoudre temporairement le problème.
Ce qui s’est passé concernant la mairie de Van est essentiel pour l’avenir de la Turquie.
Depuis trente ans, les partis politiques représentant la ligne aujourd'hui incarnée par le parti DEM ont remporté presque toutes les municipalités de la région kurde. À chaque fois, l'État turc a saisi ces municipalités des mains des Kurdes pour les remettre à des préfets et sous-préfets nommés par l'État. Les Kurdes ont protesté dans les rues pendant des jours, et des milliers d'entre eux ont été arrêtés et emprisonnés sans qu’aucun soutien ne viennent des partis d'opposition de l'ouest de la Turquie.
Lors des élections municipales de 2019 notamment, le HDP (maintenant le DEM) avait déjà remporté la mairie de Van. Peu après, l'État a pris le contrôle de la mairie par le biais d'un administrateur et l'a remise au préfet. Le maire de Van de l'époque, Bekir Kaya, a été arrêté et il est à ce jour encore en prison. Le peuple de Van a protesté dans les rues de la ville pendant 88 jours, sans succès.
Aujourd'hui, la situation est très différente. Grâce à la résistance déterminée des Kurdes et au soutien de l'opposition turque, la mairie de Van a été récupérée. Cet événement pourrait signifier une deuxième défaite pour l'AKP après celle des élections.
Si Erdoğan avait réussi à garder le contrôle de la mairie de Van, il aurait progressivement saisi les municipalités des autres provinces kurdes, une par une. Après avoir complètement neutralisé les Kurdes, il aurait pu de la même manière s'emparer des municipalités de grandes villes telles qu'Istanbul, Izmir et Ankara, villes qui ont été gagnées par le CHP. Le plan d'Erdoğan était sans doute de remodeler tout le pays à partir de Van. Cependant, ce plan a été stoppé par la résistance kurde que l'opposition turque n'a pas laissée seule. Cela, ainsi que ce qui s’est passé dans les grandes villes de l’ouest, montre qu'il n'y a pas d'autre option pour se libérer de l'emprise d'Erdoğan que l'union de l'opposition et des Kurdes.