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Billet de blog 18 juin 2025

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Portraits d’exilés - 1

Je l’ai rencontré un jour de septembre, sous une pluie fine. Il m’attendait devant l’association kurde, sans doute parce qu’il avait entendu dire que je connaissais les démarches d’asile. Il avait une trentaine d’années, les cheveux légèrement clairsemés sur les côtés, la peau mate, l’allure vive.

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L’Avocat

Je l’ai rencontré un jour de septembre, sous une pluie fine. Il m’attendait devant l’association kurde, sans doute parce qu’il avait entendu dire que je connaissais les démarches d’asile. Il avait une trentaine d’années, les cheveux légèrement clairsemés sur les côtés, la peau mate, l’allure vive.

Les termes juridiques qu’il employait ont attiré mon attention. Je lui ai demandé sa profession. « Avocat, » a-t-il dit. « J’ai passé quelque temps en prison. »

Six mois plus tard, je l’ai revu. Une foule de Kurdes descendait la Canebière vers le Vieux-Port, protestant contre les arrestations de maires par l’État turc.

Il avait maigri, le visage marqué. Au milieu des slogans et des chants, il m’a annoncé que sa demande d’asile avait été acceptée. Il comptait faire reconnaître son diplôme. La nouvelle m’a réjoui. Je lui ai adressé quelques mots d’encouragements.

Peu après, j’ai quitté Marseille. Les fois où j’y suis repassé, je n’ai pas cherché à savoir ce que l’avocat était devenu. Je l’ai oublié.

Dix ans ont passé. Un jour de mai, j’étais en terrasse sur l’allée Gambetta avec des amis. Le soleil venait de se coucher. La ville baignait dans une lumière grise, douce, mélancolique.

Un camion de chantier est passé. Le conducteur s’est arrêté, puis s’est approché. C’était un homme massif, ventru, le crâne chauve. Ses vêtements étaient couverts de béton, éclaboussés de plâtre et de mortier.

Il m’a serré la main, chaleureusement, et m’a demandé de mes nouvelles avant de s’asseoir.

  Son visage ne me disait rien. Ses dents étaient jaunies, il en manquait une à gauche. Sa lèvre était fendue. Ses mains, gonflées et râpeuses, ressemblaient à une carapace. L’ongle de son majeur droit, noirci, semblait avoir été écrasé par un coup de marteau.

Un paquet de Marlboro dépassait de sa poche. Il en a sorti une cigarette et me l’a tendue. Je lui ai dit que j’avais arrêté. Il l’a reposée sans l’allumer.

Qui était cet homme ? J’ai fini par lui dire : « Excuse-moi… Je ne te remets pas. »

Il m’a donné son nom et rappelé notre première rencontre. C’était lui, l’avocat.

Je lui ai demandé comment il allait. Il m’a regardé droit dans les yeux, « J’ai beaucoup souffert… Mais ça va. J’ai une petite entreprise de bâtiment. J’essaie de tenir. »

Je n’ai pas eu le cœur de lui demander pourquoi il avait renoncé à faire reconnaître son diplôme.  Je l’ai imaginé étudiant en droit, avocat, plaidant. Je n’y suis pas parvenu. 

L’exil est impitoyable. Il déchire, écrase, efface, jusqu’à ne laisser qu’une ombre.

Un an plus tard, je l’ai revu au Vieux-Port alors que je prenais un verre avec un ami. Il est passé, les yeux baissés, faisant semblant de ne pas me voir. Il fumait. Son ventre avait encore grossi, son visage était usé. 

Il a traversé la rue et s’est assis en terrasse au bar Saint-Maritime. Un serveur lui a apporté un café. Il a allumé une cigarette, puis brièvement tourné les yeux vers moi. 

Pensait-il à notre première rencontre ? Regrettait-il d’avoir trop parlé ? Se souvenait-il de ce qu’il avait été — avocat ? 

Il a hoché la tête, comme pour chasser une pensée. Peut-être que sa vie d’avant lui semblait absurde. 

L’exil est l’un des châtiments les plus cruels. Il vous dépouille lentement, jusqu’à faire de vous un étranger. 

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