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Billet de blog 20 novembre 2023

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« Sur des Herbes Sèches » : un film en contradiction avec la géographie kurde

En juillet dernier, le dernier film de Nuri Bilge Ceylan, « Sur des Herbes Sèches » a rencontré son public français et il est actuellement projeté en Turquie.

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En juillet dernier, le dernier film de Nuri Bilge Ceylan, Sur des Herbes Sèches a rencontré son public français et il est actuellement projeté en Turquie.

Depuis des années, Nuri Bilge Ceylan revient du Festival de Cannes avec des récompenses. On pourrait dire que le cinéma turc, qui a connu une traversée du désert en Europe après Yılmaz Güney, a de nouveau suscité l’intérêt avec Nuri Bilge Ceylan. C’est dire si les attentes vis-à-vis de ses œuvres sont grandes. Ses films sont souvent le théâtre de discussions philosophiques, et l'on s'efforce d'interpréter chaque dialogue, voire chaque mot. Le réalisateur semble y promettre de montrer la lumière au spectateur qui marche pendant des heures sous un temps gris. À la fin, qu'il montre la lumière ou non dépend un peu de l'interprétation du spectateur.

Avec Sur des Herbes Sèches, Nuri Bilge Ceylan tourne pour la première fois pleinement sa caméra vers la région kurde. Le film commence avec l’arrivée de l’enseignant Samet dans le nouveau village où il a été affecté, un village du district de Karayazı situé dans l'une des régions les plus âpres de la géographie kurde. Y règnent en effet, pendant des mois, cette neige et ces tempêtes que le réalisateur affectionne. Au début, le paysage reflété par la caméra peut rappeler le film "Une Saison à Hakkari" d'Erden Kıral, adapté du roman de Ferit Edgü, tourné il y a plusieurs années également dans la région kurde, Cependant, ces images, désormais synonymes de Ceylan lui-même, font rapidement oublier le film de Kıral et entraînent le spectateur sur les traces des pas laissées par l’enseignant Samet dans la neige lorsqu'il descend du minibus.

Une grande partie du film se passe en discussions politiques entre des profs venus de l'Ouest de la Turquie pour faire cours aux collégiens kurdes de ce village du district de Karayazi. Au bout d'un moment, ces discussions s’enlisent dans des questions de "liberté individuelle", de "libéralisme" et de « collectivisme », commençant à irriter également le spectateur. Car pas un mot n'est prononcé concernant les Kurdes locaux. Tout se passe comme si ces profs turcs enseignaient dans un collège d'un village sans histoire, sans problème, qu’ils se trouvaient dans un lieu qui n'a pas été usé et détruit par la guerre pendant des années, et qu’ils pouvaient discuter tranquillement de leurs libertés personnelles.

La seule discussion concernant la situation des Kurdes a lieu un soir, dans l’épicerie du village où Samet, l’épicier et un jeune homme boivent de l'alcool jusqu’à l’enivrement. L'épicier et le jeune homme sont kurdes. Par leurs dialogues, nous comprenons qu’une nuit, le père du jeune homme a été enlevé chez lui par des soldats turcs et qu’il n'est jamais revenu. Cette situation est presque ordinaire dans de nombreuses régions kurdes, des milliers de familles l’ont connue. Ce qui est plus singulier, c’est le geste que le père fait quand il est emmené par les soldats, il fouille un moment dans ses poches et donne un billet de loterie à sa femme, qui s'avèrera être un billet perdant.

Bien sûr, nous ne savons pas ce que cherche à exprimer le réalisateur ici. Cependant, on ne peut s'empêcher de penser aux discours des dirigeants de l'État turc qui disent constamment aux Kurdes : "la cause kurde est un rêve vide, abandonnez ce rêve". Le réalisateur veut-il établir un lien entre ces deux rêves ? Le billet de loterie non gagnant sorti de la poche d'un homme kurde emmené à la mort par des soldats turcs, et la cause que cet homme défend ? Nous ne savons pas.

Par ailleurs, dans le film, le jeune dont le père a été enlevé par des soldats turcs se promène toujours en état d'ébriété et se fait insulter par l'épicier, qui est probablement un collaborateur de l'État turc. Peut-on rencontrer une telle situation dans une région kurde ? Je n’en suis pas très convaincu. Mais attribuer le rôle de "l'ivrogne" au fils d’un activiste Kurde qui a été enlevé, blessera les ‘Mères du Samedi’ qui se rassemblent chaque semaine à Istanbul devant le lycée de Galatasaray sous les coups de bâton de la police pour commémorer leurs disparus.

La seule scène du film concernant les conflits en cours dans la région est celle où on voit des photos des forces spéciales turques armées ainsi que le passage des blindés dans le village. En outre, il est notable qu'une annonce de "bienvenue" soit faite à l'enseignant Samet par le commandant turc qui dirige la caserne du village depuis un blindé et que par la suite ce commandant fasse venir l'enseignant dans la caserne pour l’informer des bonnes et des mauvaises fréquentations de ce village. Pendant ce temps, à l'exception de l’épicier et du jeune homme ivre, la population locale est absente. Comme si l'histoire qui nous est racontée se déroulait dans un lieu indéterminé. Le fait que "Sur des Herbes Sèches" soit si déconnecté de la région où il a été tourné laisse grandement perplexe.

Les élèves du film ne ressemblent en rien aux enfants kurdes. Il n'y a pas de traces du drame de leur peuple sur leurs visages. Ils sont tous très bien habillés et parlent un turc correct, sans accent, on dirait des enfants d'une ville turque de l'ouest, les gens qui vivent « pour de vrai » dans ce village n'ont sans doute vu de tels élèves qu'à la télévision.

Tandis que les discussions interminables entre les enseignants se poursuivent, une plainte pour harcèlement sexuel est déposée à l'école contre Samet et son collègue. Immédiatement après, Samet discute à nouveau avec ce collègue. Cette fois, le sujet est la culture du peuple de la région, c'est-à-dire les Kurdes. Samet, qui se définit comme «libéral», se met en colère et déclare «nous allons détruire les traditions archaïques et apporter la civilisation ici, dans cette région». On ne sait pas ce que le réalisateur vise avec un tel dialogue, mais les Kurdes qui verront ce film penseront probablement à la négation et à l'assimilation séculaire des Kurdes. Depuis la fondation de la République de Turquie, en effet, l'État tente d'imposer sa propre culture en dénigrant celle des Kurdes et il veut assimiler ceux-ci au nom de la civilisation. Il semble que l'enseignant Samet essaie de remplir cette mission officielle de l'État.

Vers la fin du film, divers plans semblent nous dire que seules deux saisons existent dans cette région kurde ; l’hiver et l’été. Le réalisateur oublie le printemps, la saison la plus importante dans la région de Karayazi. Des tulipes inversées, rares dans le monde, y décorent les collines du village où le film a été tourné tandis que femmes et hommes se promènent au milieu des champs dans une ambiance de fête. Le printemps réchauffe et donne de l’espoir aux cœurs des habitants.

Je ne sais pas si les habitants de Karayazı ont besoin de la civilisation qu'un enseignant libéral de l'ouest de la Turquie apportera. Cela fait un siècle que l’état cherche à apporter sa culture dans les régions kurdes, sans succès.

Alors que Nuri Bilge Ceylan tourne sa caméra vers une région kurde où la guerre perdure depuis des décennies, il aurait au moins pu refléter à l'écran, même brièvement, les douleurs laissées par cette guerre sur le peuple ainsi que les changements dans la société locale. Son film aurait plus réaliste et plus vrai. Peut-être alors, l'enseignant Samet n'aurait-il pas parlé d'apporter la « civilisation » aux Kurdes.

L'attitude politique de Nuri Bilge Ceylan concernant les problèmes actuels des Kurdes en Turquie n’est pas très claire non plus. Le célèbre réalisateur ne s’est pas exprimé jusqu'à présent sur les injustices qu’ils ont subies. Comment un artiste peut-il rester silencieux dans une Turquie où des dizaines de journalistes, de députés, d'avocats, de syndicalistes, d'universitaires, de médecins et d'enseignants sont en prison? Récemment, un groupe d'intellectuels turcs a signé une pétition contre les pressions exercées sur le HDP, le parti politique d’opposition pro-kurde, menacé de dissolution, et dont des milliers de membres ont été jetés en prison sous le régime d'Erdoğan. Parmi ces intellectuels, il y avait Orhan Pamuk, lauréat du prix Nobel de littérature, Elif Shafak, et de nombreux autres artistes, cinéastes et écrivains renommés, mais il n’y avait pas Nuri Bilge Ceylan. Nuri Bilge Ceylan ne figurait pas non plus parmi un autre groupe d'intellectuels turcs courageux ayant signé une déclaration pour protester contre l’opération des armées turques et azéries à Karabakh dans le cadre de la guerre qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan.

Depuis quelque temps, une campagne de diffamation contre le réalisateur kurde Yılmaz Güney a également commencé en Turquie. Le régime d'Erdogan veut effacer ce précieux cinéaste de l'héritage de pays.  Des années avant Nuri Bilge Ceylan, Yılmaz Güney a reçu la Palme d'Or au Festival de Cannes et il a longtemps vécu en exil en France avant d’y mourir.

Alors que de nombreux intellectuels et artistes en Turquie élèvent la voix contre le sort injuste qui lui est fait, Nuri Bilge Ceylan reste à nouveau silencieux.


Quand sortira-t-il de la neige de ses films pour s’exprimer ?

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