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Billet de blog 22 octobre 2025

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Nuri Bilge Ceylan, le silence insoutenable du cinéma turc à Cannes

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En 2014, Nuri Bilge Ceylan reçoit la Palme d’Or à Cannes pour son film Sommeil d’hiver. Son poing levé rappelle celui de Yılmaz Güney, lauréat du même prix des années plus tôt. Beaucoup y voient la renaissance d’un cinéma turc héritier à l’esprit de Güney.

L’illusion ne dure pas longtemps. On comprend vite que Nuri Bilge Ceylan ne sera pas l’héritier espéré. À la différence de Yılmaz Güney — dont les films furent interdits, qui connut la prison puis l’exil en France avant d’y mourir — Ceylan choisit le silence sur les injustices en Turquie. Un silence que beaucoup perçoivent comme une forme d’approbation.

Pendant que des cinéastes, des journalistes, des universitaires, des écrivains, des maires et des députés sont battus dans les rues et emprisonnés, Nuri Bilge Ceylan demeure absent, presque invisible. Personne ne sait où il vit, ni ce qu’il fait.

Beaucoup de spectateurs en France perçoivent sans doute Nuri Bilge Ceylan comme un cinéaste démocrate, courageux face à l’injustice. Mais en Turquie, il apparaît dans l’actualité à travers de mauvais souvenirs.

La première fois, lorsqu’il reçoit à Cannes le prix de la mise en scène pour Les Trois singes, le scénario, étrangement proche de celui de Baba de Yılmaz Güney, déchaîne les réactions dans la presse.

Pris de court par la polémique, Nuri Bilge Ceylan déclare qu’il ne connaît pas le film Baba de Yılmaz Güney. Une telle ignorance, pour un cinéaste turc, revient à peu près à ce qu’un citoyen français engagé dans la vie politique ignore l’existence de De Gaulle ou de Mitterrand.

La deuxième controverse éclate en 2023. Zeki Demirkubuz, ancien ami de Nuri Bilge Ceylan et figure majeure du cinéma turc, connu pour son franc-parler et sa posture critique, rompt son silence après des années de brouille. Il accuse Ceylan de lui avoir volé un scénario en 2006 et explique que c’est pour cette raison qu’il a mis fin à leur amitié.

Récemment, Nuri Bilge Ceylan refait parler de lui en Turquie à la suite d’une affaire d’insultes. Depuis quelque temps, le régime d’Erdoğan confisque les mairies remportées par le principal parti d’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple). Plusieurs de ses maires ont été arrêtés et emprisonnés.

Le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, principal rival d’Erdoğan à la prochaine présidentielle, est lui aussi en prison. Face à cette injustice, des milliers de personnes descendent dans les rues. Les cortèges rassemblent des universitaires, des écrivains, des responsables politiques, des artistes et des cinéastes. Mais, une fois encore, le silence et l’absence de Nuri Bilge Ceylan résonnent plus fort que les slogans.

Lors d’une manifestation à Istanbul, la foule aperçoit le cinéaste Zeki Demirkubuz parmi elle et se met à huer Nuri Bilge Ceylan, devenu pour beaucoup le symbole de l’indifférence de ceux qui vivent loin du peuple face aux injustices.

Le silence de Nuri Bilge Ceylan suscite quelques questions : depuis 2003, il est le seul réalisateur à représenter la Turquie au Festival de Cannes. 

Bien sûr, personne ne conteste son talent. Ceylan est un grand cinéaste, et les prix qu’il reçoit à Cannes sont amplement mérités.

Cependant, la Turquie ne se résume pas à un seul réalisateur talentueux. Le pays possède une véritable tradition de cinéma, héritée de Yılmaz Güney et poursuivie par des cinéastes comme Emin Alper, Yeşim Ustaoğlu, Kazım Öz, Reha Erdem, Zeki Demirkubuz et bien d’autres encore.

La plupart d’entre eux travaillent dans des conditions extrêmement précaires, sous pression politique et avec très peu de moyens. Jusqu’à aujourd’hui, aucun d’entre eux ne trouve sa place à Cannes.

Les chiffres du ministère turc de la Culture montrent que la majorité des subventions au cinéma vont aux films de Nuri Bilge Ceylan.

Il n’est un secret pour personne, dans le milieu du cinéma turc, que l’État déploie toute son influence pour assurer la présence de ses films au Festival de Cannes. 

Le gouvernement turc cherche-t-il, en soutenant massivement Nuri Bilge Ceylan, à bloquer l’accès à Cannes des réalisateurs qui défendent la démocratie, les droits humains et qui abordent ces thèmes dans leurs œuvres ?

Et si tel est le cas, Nuri Bilge Ceylan serait-il lié au pouvoir par un compromis silencieux ?

Son silence face aux injustices en Turquie serait-il le prix — ou la conséquence — de ce compromis ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.