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Billet de blog 30 janvier 2024

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Le maire kurde portant dans son sac une poignée de terre de sa ville en ruines

Son nom est Abdullah Demirbaş. Il est possible de le croiser dans les capitales européennes, où il œuvre pour la paix dans la région Kurde, jour après jour, année après année. Ceux qui entendent son discours perçoivent instantanément le mélange de douleur et d'espoir dont l’homme est pétri.

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Son nom est Abdullah Demirbaş. Il est possible de le croiser dans les capitales européennes, où il œuvre pour la paix dans la région Kurde, jour après jour, année après année. Ceux qui entendent son discours perçoivent instantanément le mélange de douleur et d'espoir dont l’homme est pétri.

Demirbaş a longtemps présidé la mairie du district de Sur, cœur historique de la majestueuse ville de Diyarbakır, dont l’histoire remonte à l’Antiquité et marquée par l’empreinte de nombreuses civilisations : les Romains, les Byzantins, les Sassanides, les Arabes, les Seldjoukides, les Artukides, les Aq Qoyunlu, les Safavides et les Ottomans. La caractéristique la plus remarquable de Sur, ce sont ses remparts, vestiges de l'époque romaine et inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO.

Le district abritait également de nombreux édifices importants tel que l’église Surp Giragos, le hammam du Pacha, l’église de la Sainte Marie, La mosquée de Kurşunlu, le pont aux Dix Arches et les bassins Kupeli et Dingilava, le Minaret à Quatre Colonnes devant lequel Tahir Elçi, le président du barreau de Diyarbakır, a été froidement assassiné d’une balle dans la nuque.

Jusqu'en 2015, on pouvait sentir la richesse de l’histoire de Sur en regardant ces bâtiments ou en se promenant dans son bazar des artisans, dans ses ruelles étroites et pavées, devant ses maisons aux fenêtres mélancoliques, aux portes lourdes en bois ornées de heurtoirs en bronze, sous ses toits sur le point de s’effondrer.

Abdullah Demirbaş a été élu pour la première fois maire en 2004. Durant ses années de service, il s'est consacré à la renaissance de Sur, a porté le souvenir des Arméniens et des Assyriens, jadis résidents de cette ville et aujourd'hui disparus. Plus largement, il s'est engagé à faire revivre les cultures et les croyances des peuples qui ont façonné Sur.

Abdullah Demirbaş a entamé son mandat municipal par la restauration et la préservation des mosquées, des églises et des caravansérails et des remparts. Pour chaque site, il a conçu des plans de restauration méticuleux et s'est lancé dans la quête de financements européens.

Cette initiative n'a pas échappé à l'attention de l'État turc, qui a promptement annulé tous les projets de restauration du maire et entravé les aides financières en provenance d'Europe. L'État turc, persistant depuis un siècle dans sa tentative d'éliminer les divers peuples, religions et cultures de Mésopotamie, ne pouvait tolérer une moins partisane réécriture de l'histoire par Abdullah Demirbaş. Des procès variés ont été lancés contre le maire, accompagnés de menaces de révocation et d'incarcération.   

Loin de le décourager, ces pressions n'ont fait que renforcer la détermination de Demirbaş. Portant le poids de l'histoire sur ses épaules, il s'est engagé avec plus de ferveur dans la bataille pour la renaissance de l'authenticité de Sur. Le 6 octobre 2006, une décision historique fut prise par le Conseil municipal : désormais, les affaires municipales seraient conduites dans les langues des cinq peuples ayant façonné la ville – Arméniens, Assyriens, Arabes, Kurdes et Turcs –.  

A cet effet, la mairie a recruté de nouveaux employés, issus de ces diverses cultures et langues. La municipalité de Sur, devenue le reflet vivant de toutes les communautés de la ville, a mis en place de nombreuses activités allant de la musique au théâtre, en passant par l'exposition d'œuvres d'artistes locaux et par des conférences historiques et culturelles. Ces événements ont non seulement contribué à la vie culturelle de la population locale, mais ils ont également mis en valeur la structure multiculturelle de Sur. Lors des concerts, des chansons en arménien, en assyrien et en kurde, langues interdites pendant un siècle, se sont mélangés pour former un chœur harmonieux.  

De nombreux programmes visant à encourager l'éducation et la participation sociale ont aussi été lancés. Parmi eux, des ateliers d'art et d'histoire pour les enfants et les jeunes, des programmes éducatifs pour les femmes, ainsi que des processus par lesquels les ONG ou les institutions sollicitent l'avis du public sur des propositions spécifiques, comme des changements de réglementation, des projets d'urbanisme ou des initiatives environnementales.

Certaines rues et avenues ont été renommées, les anciens noms ayant été remplacés par de nouveaux évoquant des anciennes communautés. Ainsi, la rue Direkçi dans le quartier de Hasırlı a été renommée d'après l'écrivain arménien Mıgırdiç Margosyan, la rue Yağcı dans le quartier de Fatih a pris le nom du poète kurde Ahmet Arif, le nom de l'écrivain assyrien Naum Faik Palak a été donné à la rue Puşucu.   

Ce renouveau n'a cependant été qu'éphémère. Au début de l'année 2007, l'État turc a révoqué le maire et tous les membres du conseil, et des procès ont été engagés contre eux. Malgré ces obstacles, l'esprit inébranlable d'Abdullah Demirbaş et la résilience de Sur n'ont pas faibli. En mars 2009, à l'occasion des élections municipales en Turquie, Demirbaş a été réélu. Cependant, deux mois après sa victoire, en mai 2009, il a été condamné à deux ans de prison pour ses initiatives multilingues et multiculturelles, il a été une nouvelle fois déchu de ses fonctions de maire et mis en prison.  

Abdullah Demirbaş, déjà éprouvé par la maladie, a vu sa santé se détériorer sous les rigueurs carcérales. Les organisations internationales des droits de l'homme, tant en Turquie qu'en Europe, ont exprimé leur préoccupation, ce qui a conduit à sa libération conditionnelle par l'État turc le 15 mai 2010. Toutefois, on lui a refusé le droit de quitter le pays pour se faire soigner à l'étranger.

Alors que l'État turc se préparait à effacer la ville de Sur de la carte, Abdullah Demirbaş fut de nouveau arrêté le 9 août 2015 et jeté derrière les barreaux. Durant son emprisonnement, les forces armées turques ont assiégé et pilonné Sur avec une violence inouïe, transformant la ville en un amas de décombres et engloutissant la vie de centaines de personnes.

 La santé du maire s'est encore dégradée dans l'environnement oppressant de la prison. Hospitalisé, il a finalement été libéré sous conditions. Après cela, Abdullah Demirbaş a quitté clandestinement la Turquie pour chercher guérison en Europe. Suite à un long et pénible traitement, il continue, dans la mesure de ses forces retrouvées, à solliciter le soutien des gouvernements européens pour apporter la paix dans la région Kurde, dévastée par la guerre depuis plusieurs années, conscient que seul le rétablissement de cette paix arrêtera la destruction de Sur.

L'odyssée d'Abdullah Demirbaş semble sortie de l'épopée de Gilgamesh, cette légende intemporelle, née dans la Mésopotamie d'où il est originaire. ntôt au Vatican pour un entretien avec le Pape, tantôt en Suisse pour discuter avec le Premier ministre, ce Gilgamesh contemporain transporte dans son sac une poignée de terre de sa ville en ruines.

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