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Billet de blog 5 mai 2025

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Le caillou dans la chaussure de mon avenir

Cet essai explore mon parcours, celui d’une femme confrontée à l’illusion de la méritocratie. Le « caillou dans la chaussure » symbolise ces obstacles invisibles et constants. J’y questionne les inégalités, l’entre-soi, et appelle à un avenir plus juste et réellement ouvert à toutes et tous.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le caillou dans la chaussure de mon avenir

Marcher Courbée, Rêver Debout

Prologue

Illustration 1
© Meimona KHALDI

C’est l’histoire d’une jeune femme largement diplômée, auteure née le 29 avril 1999. Une date qui n’a l’air de rien, mais qui résonne fortement dans l’histoire de France : le 29 avril 1945, les femmes votaient pour la première fois. Une victoire arrachée de haute lutte, une chaise gagnée de force autour de la table républicaine. Coïncidence ? Peut-être. Mais il y a des coïncidences qui fondent des convictions. Peut-être que mon amour pour la justice et mon combat pour l’égalité viennent de là — de cette mémoire invisible inscrite dans mon acte de naissance.

Élevée dans une famille aimante mais exigeante, j’ai grandi dans une maison où les livres avaient une place d’honneur, où l’on croyait à l’école, à la République, à la culture comme levier de dignité. Une éducation presque parfaite, faite de règles et de rêves. J’ai été cette élève appliquée, parfois brillante, celle qui donne tout, qui veut bien faire, qui veut y croire. Écoles privées, catholiques, rigoureuses. Des devoirs faits avec soin, des bulletins pleins d’espoir. Du bénévolat, du dépassement de soi, le sens du collectif.

J’ai été biberonnée à la méritocratie comme on boit un serment. On m’a dit : travaille, et tu réussiras. Sois sage, et tu seras récompensée. Rêve grand, et tu iras loin. Et je l’ai cru. De tout mon cœur. Jusqu’à ce que je découvre que la méritocratie, seule, ne suffit pas. Que même en parlant bien, en pensant juste, en ayant coché toutes les cases, il y a des murs invisibles, des plafonds bas, des codes que je n’avais pas reçus.

Introduction — La chaise manquante

Ce qu’on veut, c’est une chaise. Étrange façon de commencer une discussion, diront certains. Une chaise ? Pas un trône. Pas un château. Juste une place, autour de cette grande table où les choses se pensent, se décident, se transmettent. Une chaise pour parler, pas pour servir. Pour choisir, pas pour regarder.

Je n’ai jamais connu la guerre. Pas celle des livres d’histoire, pas celle des tranchées, des bombardements ou des exils forcés. Mais avec le recul, qu’on me pardonne l’audace, j’en ai connu une. Ma guerre. Celle que je n’ai pas choisie, mais que j’ai dû mener. Une guerre sans bruit, sans fusils, sans drapeaux. Une guerre sociale, silencieuse, usante. Une guerre contre l’invisible : les regards, les silences, les soupirs, les portes closes. Contre les codes qu’on ne m’a jamais donnés, les réseaux auxquels je n’ai jamais eu accès, les noms que personne ne reconnaît.

Qui a dit qu’une guerre ne comptait que lorsqu’il y a des armes ? À chacun son peloton d’exécution. Le mien s’appelait “pas ta place”, “pas encore”, “pas toi”. Il tirait à blanc, mais chaque impact laissait une trace. Et pourtant, chaque jour, j’ai remis l’uniforme : celui de l’élève modèle, de la jeune femme déterminée, de la citoyenne exemplaire. J’ai continué d’avancer.

Une chaise autour de cette grande table où les choses se décident, se discutent, s’héritent, se transmettent. Une chaise pas pour regarder, pas pour applaudir, pas pour servir — mais pour parler, pour choisir, pour peser. Pour faire partie du monde qui agit, pas seulement de celui qui subit.

Dans une société qui se veut moderne, égalitaire et fondée sur la reconnaissance des efforts individuels, la méritocratie s’est imposée comme un idéal politique et moral. Elle est partout invoquée : dans les discours officiels, les politiques éducatives, les parcours d'excellence, les concours, les classements. Elle promet à chacun qu’il pourra, par son travail et ses compétences, s’élever dans la hiérarchie sociale, indépendamment de son origine ou de ses moyens. Pourtant, à y regarder de plus près, cette promesse semble souvent trahie par les faits.

Ce travail interroge la persistance d’un système où l’ascension sociale reste largement conditionnée par l’héritage, le réseau, la familiarité avec des codes implicites. Il s’inscrit dans une démarche critique inspirée notamment des travaux de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale, la violence symbolique et le capital culturel. Loin d’un modèle ouvert, la méritocratie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui agit trop souvent comme un mécanisme de légitimation de privilèges préexistants. Elle cache sous l’apparence de la justice un entre-soi tenace, verrouillé par les élites qui transmettent non seulement leur patrimoine, mais aussi leur pouvoir, leurs références, et leur visibilité.

Cet essai se propose d’explorer les logiques sociales et institutionnelles qui empêchent l’émergence d’une véritable égalité des chances. À travers une lecture critique du rôle de l’école, des concours, du monde professionnel, mais aussi des mécanismes de légitimation symbolique, il s’agit de montrer comment les « héritiers » occupent toujours les premières places, tandis que les autres doivent non seulement faire leurs preuves, mais aussi lutter contre l’oubli, le soupçon, ou la relégation.Le caillou.

Toute ma vie, j’ai senti ce caillou dans la chaussure. Ce truc qui gêne, qui frotte, qu’on finit par oublier jusqu’à en boiter. Il n’a pas de nom officiel, ce caillou, mais on le reconnaît entre nous : c’est la honte de devoir prouver ce qu’on vaut, deux fois, trois fois, cent fois. C’est le regard qui pèse quand tu n’as pas les bons codes, les bons mots, la bonne adresse. C’est le silence dans une salle pleine de noms qui se reconnaissent entre eux. C’est ce que tu portes quand tu viens d’ailleurs, socialement, culturellement, géographiquement.

Ce caillou, c’est la honte silencieuse de devoir tout prouver. Encore. Toujours. Deux fois plus. Trois fois plus. C’est la fatigue de devoir traduire voir travestir son langage, son corps, son passé, pour qu’ils soient entendables. C’est l’absence de réseau, de nom, de tremplin. C’est le vertige de pénétrer un espace où personne ne vous attendait.

Il n’a pas de nom officiel, ce caillou. Il se cache sous des mots polis : “profil atypique”, “frais d’inscription”, “processus de sélection”, “pas le bon fit”. Mais on le reconnaît entre nous. On le sent dans les regards, dans les silences, dans les portes fermées sans explication. Il est dans chaque moment où l’on comprend que la table est déjà dressée, que les places sont comptées, et qu’on n’a pas reçu l’invitation.

Je parle pour moi. Mais surtout pour tous ceux et celles qui vivent cette mécanique d’éloignement. Tous ceux à qui on demande de patienter encore un peu. De faire leurs preuves. D’être exemplaires. Sages. Calmes. Performants, mais pas trop visibles. Ambitieux, mais pas menaçants. Différents, mais “intégrés”.

La méritocratie ? Ce mot qu’on nous sert à toutes les sauces. Ce mot qu’on fait briller comme une récompense, mais qui ressemble souvent à une cage. On nous dit que si tu travailles dur, tu y arriveras. Mais ce qu’on oublie de dire, c’est que certains naissent sur la ligne de départ... et d’autres dans les tribunes. Et pendant que certains courent, d’autres possèdent déjà le podium.

Cet essai n’est pas une plainte. Ce n’est pas un cri de colère vide. C’est une mise en lumière. Une tentative de décortiquer, de comprendre, d’exposer. Une réponse aux petites humiliations quotidiennes. Aux tests déguisés. Aux faux discours d’inclusion. Aux ascenseurs sociaux qui ne s’arrêtent jamais à notre étage.

C’est une manière de dire que non, tout ne se vaut pas à la naissance. Que non, les dés ne sont pas jetés de façon égale. Et qu’il est temps de repenser les règles, de redistribuer les cartes, de briser les plafonds — et d’ajouter des chaises autour de cette table.

Pas pour rêver d’un royaume, mais pour prendre notre juste place dans une société qui se prétend républicaine, égalitaire, méritocratique. Une société qui doit cesser de punir ceux qui n’ont pas commencé avec les bons codes.

PARTIE I : Héritage, transmission, et privilèges invisibles

1. Pas la main de Dieu mais... de papa ou de maman

Il y a une étrange coïncidence dans ce monde : les postes à responsabilité finissent toujours par échoir à des enfants de gens responsables. Comme si le talent était génétique, comme si le mérite coulait dans le sang. On appelle ça “réseautage”, “piston”, “reproduction sociale”. Moi, j’appelle ça la triche légale.

Il y a dans cette histoire de mérite un mensonge fondamental, presque élégant tant il est intégré dans nos esprits. Ce mensonge, c’est que tout dépendrait de nous. De notre volonté. De nos efforts. De notre courage. C’est beau, non ? Motivant même. Mais c’est aussi une manière subtile de cacher les coulisses du théâtre social.

Parce qu’en réalité, ce qu’on appelle « mérite » est trop souvent la récompense d’un privilège préalable. Ce n’est pas le talent seul qui fait réussir, mais le contexte dans lequel il se déploie. Le talent, quand il est nu, sans les habits de la bonne école, du bon quartier, du bon réseau, reste souvent invisible. Inaudible. Il dérange. Il est regardé avec suspicion. À l’inverse, même un talent médiocre, bien entouré, bien présenté, bien situé, trouve sa place. Facilement.

On parle parfois de la chance de naître au bon endroit. Mais il ne s’agit pas seulement d’un lieu. Il s’agit d’un code. D’une langue. D’un héritage invisible, mais réel. Les enfants de « gens responsables » n’arrivent pas là par accident. Ils sont entraînés, orientés, soutenus, rassurés, promus. On leur donne le bénéfice du doute. On leur tend la main. On les rattrape s’ils trébuchent. Leur échec est temporaire, leur potentiel, permanent.

Et que dire de ceux qui viennent d’ailleurs ? Ceux dont le seul capital est la rage de réussir, la peur de l’échec, le sens du sacrifice ? Ceux pour qui chaque entretien est un saut dans l’inconnu, une performance en terrain miné ? On leur demande plus. On les teste plus. On les juge plus. Et s’ils n’y arrivent pas, on les accuse de ne pas avoir voulu assez. Comme si vouloir pouvait suffire.

La fable du lièvre et de la tortue est foutaise pour nous autres, partir à point oui, nous sommes lent oui mais nous perdons la course. La vraie violence, elle est là : dans cette double peine. D’abord, partir de plus bas. Ensuite, être tenu pour responsable de ne pas avoir atteint le sommet. On appelle ça la méritocratie. Mais c’est un mot trop noble pour une pratique aussi cruelle. Il faudrait peut-être l’appeler autrement : sélection par confort. Distribution héréditaire des opportunités. Reproduction sociale maquillée en compétition équitable.

Le système est bien huilé. Il ne crie pas son injustice. Il ne frappe pas fort. Il fonctionne en douceur, à coups d’entretiens “cordiaux”, de dossiers “solides”, de recommandations “discrètes”. Il exclut poliment, proprement. Il préfère ceux qui lui ressemblent déjà. Ceux qui savent déjà. Ceux qui ne feront pas de bruit. L’élite s’auto-entretient. Elle ne se reproduit pas seulement par le sang, mais par les habitudes, les savoir-faire, les réseaux. C’est une forme de consanguinité sociale, une consanguinité d’élite, nous avons guillotiné entre autre le roi louis XVI jadis pour ces même raison, mais je vois des frimousse être de nos jours plus royaliste que le roi.

Et pendant ce temps, on continue de dire aux autres : “Travaille dur, tu y arriveras.” On les laisse croire, on les laisse espérer. Parfois, certains y parviennent — et on les exhibe alors comme preuves que “tout est possible”, comme pour montrer que le système fonctionne, qu’il est ouvert,

juste, accueillant. Mais en réalité, ces exceptions servent surtout d’alibi. On les laisse entrer, délibérément, comme une bactérie dans un organisme : pour provoquer une réaction, pour rassurer, pour immuniser le système contre les accusations de fermeture. Puis, une fois leur rôle joué, on administre une bonne dose d’antibiotique social — on les isole, on les neutralise, on les récupère. On les dissocie de ceux qui continuent de frapper à la porte. Ils deviennent “l’exception qui confirme la règle”. Ils servent à invisibiliser les dizaines de milliers d'autres laissés sur le bord du chemin. Un symbole ne remplace pas une politique. Un cas ne démolit pas une structure. Et surtout, un miracle ne peut pas servir de modèle.

Il est temps de regarder cette triche en face. Pas pour pleurer. Pas pour se plaindre. Mais pour la nommer. Pour la dénoncer. Et pour, enfin, cesser de croire que le mérite se mesure dans l’isolement des individus, sans tenir compte du terrain sur lequel ils jouent.

Parce que dans ce jeu, certains courent sur du goudron bien lisse, d’autres dans la boue, et parfois même à cloche-pied. Le mérite, ce n’est pas celui qui gagne la course. C’est celui qui continue à courir alors qu’on l’a lesté de poids, privé de carte, et placé loin derrière.

Et le plus cruel, c’est qu’on leur fait croire que s’ils échouent, c’est de leur faute. Pas assez bons. Pas assez compétents. Pas assez rapides. La main invisible du marché a bon dos ; elle est souvent gantée de soie, celle de papa ou de maman.

2. Le capital caché : ces codes qu’on n’apprend pas à l’école

Il y a l’école, oui. Mais il y a surtout l’autre école, celle qu’on ne nomme pas. Celle qui enseigne comment se tenir, comment parler, comment se faire remarquer sans gêner. Cette école-là, c’est celle de la famille, des vacances, des dîners, des étés entre soi. C’est là qu’on apprend que le monde est un grand théâtre, et que certains ont déjà le texte.

Quand tu ne viens pas de là, tu arrives avec l’accent de l’effort. Tu fais des phrases longues. Tu crois qu’il faut tout expliquer. Tu ne sais pas interrompre au bon moment. Tu ne sais pas jouer les fausses modesties, ni les certitudes fragiles. Et ça se voit.

Le capital culturel, c’est ça : cette connaissance qui ne se lit pas sur un CV, mais qui se sent. Une sorte d’odeur sociale que les autres reconnaissent entre eux. Quand tu ne l’as pas, tu es un étranger dans ton propre pays. Et ça, aucun diplôme ne peut le corriger.

3. L’universalisme, ce miroir déformant

En France, on aime les grands mots : liberté, égalité, fraternité. On les écrit en majuscules. On les grave sur les murs. Mais quand vient le moment de les vivre, on se rend compte qu’ils sont souvent réservés à certains.

L’universalisme républicain prétend qu’il n’y a que des citoyens, pas de races, pas de classes, pas de communautés. Du marxisme pur. Mais dans les faits, ce sont toujours les mêmes qu’on voit sur les plateaux, dans les conseils d’administration, dans les écoles d’élite. Et toujours les mêmes qu’on oublie, qu’on assigne à résidence sociale.

Ce refus de voir les différences crée une violence sourde. Parce que ceux qui n’y arrivent pas sont alors considérés comme “pas assez méritants”, comme s’ils étaient responsables de leur sort. Comme si la République ne discriminait jamais. Comme si l’histoire, le racisme, la pauvreté n’avaient aucun effet.Voir n’existait pas.

À force de prétendre qu’on est tous égaux, on empêche les plus fragiles de nommer les murs qui les freinent. On nie leur réalité. Et on les isole encore plus.

PARTIE II : La violence douce de la méritocratie 1. Méritocratie : arme de culpabilisation massive

La méritocratie, en théorie, c’est beau. Travailler dur, persévérer, s’améliorer, grimper. Chaque effort payé. Chaque talent reconnu. Chaque destin possible. On nous en parle dès l’école, comme une promesse républicaine : peu importe d’où tu viens, si tu travailles, tu y arriveras. C’est simple. C’est propre. C’est rassurant.

Mais dans la vraie vie, ce rêve devient un piège. Car quand tu échoues, ou que tu avances moins vite que les autres, ce n’est plus la faute du système : c’est la tienne. On t’explique que tu n’as pas assez donné. Que tu n’as pas les épaules. Que tu dois “te remettre en question”. La méritocratie devient alors une arme à double tranchant : elle ne récompense pas, elle culpabilise.

Et pendant que certains accumulent les postes, les honneurs, les bonus, sans avoir rien eu à prouver, d’autres sont coincés dans des couloirs d’attente, à devoir sans cesse se justifier. Ce n’est pas qu’ils ne sont pas bons : c’est qu’ils ne sont pas attendus.

La vérité, c’est que le mérite ne suffit pas. Et souvent, il ne compte même pas. Il ne fait pas le poids face aux cercles, aux réseaux, aux héritages, aux accointances, aux népotisme. Et pourtant, ceux d’en bas continuent d’y croire, comme on croit à une loterie. Mais cette loterie est truquée. Et quand on perd, tout s'écroule. Voilà la vraie force de la méritocratie : faire croire que la défaite est individuelle, quand elle est collective et systémique.

2. Ceux qui doivent toujours “faire leurs preuves”

Il y a ceux pour qui un entretien est un échange. Et il y a ceux pour qui c’est une épreuve. Il y a ceux qu’on recrute sur leur potentiel, leur nom, leur parcours. Et ceux qu’on teste sur leur accent, leur tenue, leur adresse.

Certains ont le droit à l’erreur. À la seconde chance. D’autres non. La moindre faute devient une preuve d’incompétence. Le moindre retard devient un signe de faiblesse. Ils doivent “faire leurs preuves” à chaque étage, à chaque instant. Et ça use. Ça fatigue. Ça brise.

Pour une femme racisée issue d’un milieu modeste, le plafond n’est pas seulement de verre. Il est de béton armé. Et souvent, ce n’est pas un plafond, c’est un labyrinthe. Elle doit performer, sourire, convaincre, se taire, exister sans déranger, briller sans éblouir. Et à la fin, on lui dit qu’elle est “courageuse”.

Mais il ne s’agit pas de courage. Il s’agit de survie. De résistance. D’endurance dans un monde qui a été dessiné sans elles.

3. Les survivants du système

Il y a des exceptions, bien sûr. Des “réussites”. Ceux qui, malgré tout, franchissent les barrières. Ceux qu’on montre en exemple pour prouver que “c’est possible”. Mais ces exceptions confirment la règle. Et souvent, elles en paient le prix.

Les survivants du système ne sont pas forcément ceux qui l’aiment. Ils sont fatigués. Fracturés parfois. Isolés souvent. On les invite sur les plateaux pour parler de leur “parcours inspirant”, mais rarement pour repenser le système qui les a presque empêchés d’exister.

Et puis, il y a cette pression terrible : représenter. Être “le premier”, “la première”. Porter l’espoir de tout un groupe, d’un quartier, d’un passé. Ne pas faillir, car derrière soi, il n’y a pas de file d’attente, juste un vide à combler.

Ces trajectoires sont des ascensions solitaires. Mais l’ascension ne signifie pas que la montagne est juste. Elle signifie juste qu’une personne a survécu à l’altitude.

PARTIE III : L’entre-soi comme norme sociale 1. Le dîner de cons version institutionnelle

Tu arrives dans une salle. Tout le monde se connaît déjà. Pas forcément de vue, mais de nom, de réputation, de réseau. Les blagues vont vite. Les regards se croisent. Il y a une fluidité dans les échanges, une légèreté que tu n’as pas. Toi, tu es tendu. Tu observes, tu calcules. Tu mesures le moindre mot.

C’est ça, l’entre-soi. Ce n’est pas forcément une conspiration. C’est une habitude. Une zone de confort érigée en norme. On se choisit entre pairs. On se reconnaît. On se fait confiance “instinctivement”. Et l’instinct, ici, parle souvent avec la voix des privilèges.

Les institutions — qu’elles soient publiques, culturelles, politiques ou économiques — fonctionnent souvent comme un grand dîner permanent. Et toi, tu arrives avec ton badge, ton parcours méritant, ton énergie... mais pas ton nom. Tu n’as pas de place pré-réservée. Tu ne fais pas partie des enfants de... Tu es là, physiquement, mais symboliquement absent.

Ce dîner de cons moderne ne rit plus aux éclats, il évalue. Il trie. Il jauge. Il sélectionne. Et il le fait poliment, silencieusement, par l’humour de connivence, les références implicites, les choix “naturels”. Tu n’es pas rejeté frontalement : tu es oublié.

2. Plus royalistes que le roi ! Qui a fermé la porte ?

L’entre-soi n’est pas seulement un regroupement de personnes similaires. C’est une structure bien huilée qui filtre, trie, exclut — parfois sans avoir besoin de le dire. On te fait sentir que tu n’es pas “des leurs” avant même que tu aies ouvert la bouche.

Mais qui sont ces élites ? Ce ne sont pas forcément les plus riches, ni les plus puissants au sens visible. Ce sont ceux qui dictent les règles sans jamais les écrire noir sur blanc. Ceux qui détiennent les clés du langage ou pas, de l’apparence ou pas, du savoir-être double ou pas. Ils se reconnaissent entre eux, se cooptent, se transmettent les places comme on passe le pain à table.

On devient élite rarement par mérite pur. On y naît souvent. Parfois on y accède par “l’exception” : le boursier, la fille d’immigrés à Sciences Po. Mais ces exceptions servent à valider un système, pas à le transformer. On les montre comme des preuves d’ouverture, tout en gardant les leviers du pouvoir bien au chaud.

Et surtout, on décide en creux qui ne peut pas entrer. Pas par refus explicite, mais par mille petites humiliations : "vous n’êtes pas le bon profil", "on cherche quelqu’un de plus mature", "vous n’avez pas l'expérience adéquate". Autrement dit : “tu n’es pas des nôtres”.

Ce qui frappe souvent, ce n’est pas seulement le pouvoir des dominants. C’est la manière dont d’autres, eux-mêmes dominés, défendent ce système avec une ferveur presque religieuse. Comme s’ils s’étaient dit : “Je n’ai pas pu casser le mur, alors je vais devenir brique.”

Certains, issus de la diversité, de la classe populaire, des marges, se plient aux codes du centre pour espérer s’y faire une place. Et parfois, dans cet effort de conformisme, ils deviennent les

gardiens les plus zélés du système. Ils parlent plus fort que les autres pour défendre la “neutralité”, la “méritocratie”, la “compétence”. Ils corrigent les accents, surveillent les écarts, imposent la norme. Ils deviennent en somme plus royalistes que le roi.

Pourquoi ? Parce que c’est leur seule stratégie de survie. Se fondre, se dissoudre, prouver qu’ils ne dérangent pas. Mais ce qu’ils perdent en chemin, c’est la possibilité de transformer le système. Ils deviennent les alibis du statu quo.

Et dans leur sillage, c’est toute une génération qu’on déçoit. Une génération qui voulait croire qu’un autre monde était possible — pas seulement pour une élite colorée, mais pour toutes les couleurs de la vie.

3. Des rôles figés : qui parle, qui écoute, qui décide

Dans les débats, dans les conférences, dans les conseils : les rôles sont figés. Certains parlent. D’autres écoutent. Certains décident. D’autres subissent. Et même quand on te donne un micro, c’est souvent pour témoigner, pas pour penser.

On t’invite pour parler de ton “parcours”, pas pour questionner les règles. On attend de toi une émotion, une histoire de résilience, un peu de larmes peut-être, mais pas une critique politique. On te veut “inspirant”, pas dérangeant.

C’est ainsi que le système recycle la diversité : en faire un spectacle, une anecdote, une preuve que “ça change”. Mais en coulisses, les décisions sont toujours prises entre les mêmes. La diversité est visible dans les brochures, mais invisible dans les bilans de pouvoir.

Alors il faut poser la question : qui décide de qui décide ? Pourquoi certaines voix comptent plus que d’autres ? Pourquoi ceux qui n’ont jamais eu faim expliquent-ils à ceux qui ont eu faim comment se nourrir d’ambition ?

Le pouvoir, ici, n’est pas seulement économique. Il est symbolique. Il dit qui est crédible. Qui est légitime. Qui a le droit de parler pour tous. Et tant que cette parole reste capturée par les mêmes, les autres resteront en attente, à la porte du discours public.

PARTIE IV : Pour une redistribution des cartes 1. Et si on remélangeait le jeu ?

On nous a longtemps fait croire que le jeu était équitable. Que chacun recevait les mêmes cartes. Mais les cartes ne sont pas distribuées : elles sont héritées. Mises de côté. Marquées. Et le croupier ? Il connaît déjà les gagnants.

Alors, il est temps de remélanger. Pas symboliquement, pas vaguement. Vraiment. Réinterroger les concours, les jurys, les comités, les entretiens, les critères. Repenser le “potentiel” autrement que comme un reflet bourgeois de la confiance en soi. Mettre de la transparence là où il n’y avait que de l’intuition. Remplacer le “je le sens bien” par des preuves, des faits, des engagements.

Ce n’est pas une guerre contre les élites. Même si j’aimerai beaucoup qu’on redéfinisse un jour ce terme galvaudé. C’est une guerre contre la fermeture. Contre l’idée que le talent est un privilège, pas un possible. On ne demande pas de brûler les châteaux. On demande de construire des ponts.

Et surtout, de ne plus avoir à demander.

2. La place des “Pignon” dans les lieux de pouvoir

Il y a dans le film Le Dîner de cons un personnage naïf, honnête, humilié. Ce personnage, c’est Monsieur Pignon. On rit de lui, on le méprise. Mais c’est lui, au fond, qui détient la vérité, la lumière, l’humanité.

Et si, justement, on changeait les règles ? Si les Monsieur Pignon devenaient les décideurs, les experts, les voix qu’on écoute ? Si on plaçait à la table ceux qui n’y ont jamais été, non pas pour remplir des quotas, mais parce qu’ils voient ce que les autres ne voient plus ?

Je parle ici des boursiers, des enfants d’ouvriers, des fils et filles d’immigrés, des femmes jeunes, des trans, des handicapés, des orphelins du pouvoir. Pas pour faire joli. Pour faire juste.

Car la diversité n’est pas un geste politique. C’est une nécessité démocratique. Ce sont ces voix- là qui connaissent les failles, qui sentent les douleurs, qui peuvent imaginer autrement. L’élite doit cesser d’être une tour. Elle doit devenir un carrefour.

3. Imaginer un nouveau contrat social

"On nous a vendu un contrat : travaille, étudie, respecte les règles, et tu réussiras. Oops, j’ai parlé comme un macroniste. Ce mantra néolibéral, cette rengaine méritocratique, on nous l’a injectée dès l’école, gravée dans les bulletins, répétée dans les discours des adultes. Comme si l’effort suffisait. Comme si le système récompensait vraiment ceux qui jouent le jeu. Mais ce contrat est rompu. Il ne garantit plus rien, sauf pour ceux qui n’en avaient pas besoin. Ceux pour qui les règles ne sont qu’un décor. Pour les autres, c’est l’illusion d’une promesse, une carotte au bout

d’un bâton qu’on ne lâchera jamais. Le mérite n’est plus une clé : c’est un test permanent, une pression, une dette qu’on ne rembourse jamais."

Alors il faut en écrire un nouveau. Un contrat de confiance, pas de soumission. Un contrat qui reconnaît les injustices structurelles, et qui ne les traite pas comme des exceptions. Un contrat où l’égalité des chances n’est pas un slogan, mais un chantier permanent, une écoute active. Cesser de répondre avant d’avoir entendu. Cesser de parler “au nom de”.

Il faut désarmer la méritocratie de ses illusions. Et bâtir une société où chacun n’a pas à se battre pour une chaise, mais où la table est pensée pour accueillir, transmettre, transformer tout le monde.

Conclusion — Une chaise, c’est peu. Mais elle change tout.

Nous ne demandons pas l’aumône du pouvoir. Nous ne demandons pas la pitié, ni la condescendance de ceux qui ont déjà tout. Ce que nous demandons, c’est un espace. Une vraie place. Une chaise, toujours. Mais pas celle du figurant. Pas celle du spectateur. Une chaise avec un micro, une voix, et le droit de dire : je suis là, et j’ai mon mot à dire.

Cet essai est né d’un inconfort. D’une gêne ancienne, persistante, que beaucoup portent sans toujours la nommer. Il est né de cette fatigue de devoir expliquer encore et encore pourquoi le système ne tourne pas rond. Pourquoi tant de talents se brisent sur des murs invisibles. Pourquoi tant d’efforts sont exigés à ceux qui, précisément, ont commencé plus loin, plus bas, plus seuls.

Ce que nous appelons méritocratie est souvent un miroir déformant. Un récit qui flatte ceux qui réussissent déjà, et culpabilise ceux qui peinent à exister dans un monde qui ne les attend pas. Ce mot, méritocratie, s’est transformé en slogan pour maintenir une façade de justice, tout en perpétuant des privilèges.

Mais ce n’est pas une fatalité.

Le but n’est pas de brûler la table, mais de l’élargir. De permettre à d’autres manières de penser, d’autres savoirs, d’autres histoires d’y entrer. Il ne s’agit pas d’exclure ceux qui y sont, mais d’arrêter d’exclure ceux qui n’y sont jamais. Il ne s’agit pas de remplacer une élite par une autre, mais de remettre en cause la manière même dont on construit les élites.

Il est temps de redistribuer les cartes. Pas seulement pour réparer, mais pour imaginer autrement. Il est temps de dire que le mérite ne peut exister que si le point de départ est vraiment commun. Que la justice sociale n’est pas une option morale, mais une nécessité structurelle.

Nous n’avons pas besoin qu’on nous tende la main. Nous avons besoin qu’on cesse de nous barrer la route.

Alors faisons du bruit. Occupons les marges. Écrivons nos récits. Formons nos cercles. Créons nos espaces. Et surtout : traçons nos propres chemins.

Parce qu’un jour, il ne s’agira plus seulement d’avoir une chaise à la table — mais de redessiner la table elle-même.

Meimona KHALDI.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.