Elle a un port de déesse. Sur ses photos d’enfance, elle pose fièrement en affichant ses tresses du moment, ses tenues traditionnelles de tissu teinté, ses boucles d’oreilles dorées et ses mules à nœuds rapportées d’un voyage auprès d’une sœur. Elle raconte qu’un jour de ses sept ans, elle a trempé ses pieds dans le port de Dakar ses mules aux pieds, et que l’une d’elles, avec le courant, s’en est allée. Elle se souvient avoir pleuré ce jour là, et les quelques jours qui ont suivi, aussi. Adieu la chaussure à nœuds, noyée dans le port avec les poissons qu’elle était venue acheter pour le repas. Premier chagrin que ses parents, frères et sœurs ont essayé de consoler. Elle en connaîtra d’autres.
Elle montre la photo du bébé qu’elle était, avachie sur les genoux de son père. Père Faluni me dit-elle, et j’entends prononcer pour la première fois le nom de cette ethnie. Elle me montre sa photo de mardi gras, habillée en tenue traditionnelle: robe batik, colliers et bracelets dorés, lèvre inférieure pigmentée en noir. Elle pose fièrement. Elle me parle de la culture de son père. A propos de l’air sévère qu’il arbore, elle dément. Elle insiste sur sa présence, son omniprésence même, quand elle était à l’école. Jeune retraité, père de sept enfants dont six déjà grands, c’est dans sa cour d’école, de collège, puis de lycée qu’il venait se promener. Juste pour parler, avec son cousin directeur de l’établissement, avec les enseignants, les élèves. Juste pour jeter un coup d’œil plus ou moins discret en passant, plusieurs fois par jour, sur sa fille chérie. Elle me montre les images de sa maison du Sénégal, qui depuis sa naissance ne s’est jamais transformée. Elle pose encore avec son frère, un autre encore, avec une sœur, une autre encore, ses cousines, sa maman, ses neveux et nièces. Elle est la petite dernière d’une famille qui s’est déjà étirée aux quatre coins du monde. Elle me montre en photo la salle de classe de terminale dans laquelle elle a fêté son bac avec ses amis. C’était un vendredi, jour de prière. La fin d’une vie d’écolière, la fin d’une vie dans sa maison sénégalaise, et le début d’une autre vie, ailleurs. Un port de déesse. Elle pose fièrement.
De son enfance, elle garde et transmet le soleil qu’elle a connu. Il est flanqué sur son visage et contraste avec le plomb du ciel lillois. Un soleil diffus, qui jamais ne brûle, celui qui réchauffe quand tombe l’automne. Un sourire esquissé, et il fait beau partout.
Sa vie d’ailleurs a commencé il y a treize ans, en France. Dans ce pays qu’elle connaissait pour y avoir visité ses frères et sœurs, elle rêvait de grandes études et de découvertes gastronomiques. De son arrivée, elle se rappelle les débuts difficiles d’une vie étriquée entre quatre murs exigus, tandis qu’elle thésait dans sa case de jardin grande ouverte à Dakar. Elle se souvient les heures passées dans sa voiture pour amadouer les routes et itinéraires de Lille. Un jour elle mit deux heures à retrouver son appartement, noyée dans les carrefours et rond -points lillois, allées, boulevards et contre allées, quand le trajet ne lui prenait que dix minutes en métro. Elle raconte les titres de séjour enchaînés avec ses années universitaires, brillantes. Dans le même temps, elle assure les gardes de mes enfants. Aux heures de cours et de révision s’additionnent les conduites d’école, goûter, et bains pour mon garçon et ma fillette. Alors que je me débats avec mon quotidien de maman célibataire débordée, elle se débat avec le sien. Débordée aussi, certainement, fatalement, comment pourrait-il en être autrement ? Mais son visage irradie quelle que soit la saison. Invariablement, elle est douce, invariablement, elle sourit. Chaque soir, à la nuit tombée, la porte se referme joyeusement pour laisser place à un autre demain. Joyeux lui aussi. Les années passent et elle est fidèle au poste. Mes enfants n’attendent personne d’autre pour venir les cueillir à l’école. Ils font connaissance de sa mère, et de ses frères et sœurs aussi, entrevus sur l’ordinateur. Dans la maison, des morceaux de son soleil qu’elle partage goulûment: des poupées africaines, porte-clés en coquillage, tenues traditionnelles rapportées du Sénégal, trousse d’école en wax… Elle étudie, révise, et assure conduites et garde de mes enfants. Un port de déesse.
Elle a apprivoisé les saisons de l’autre tropique. Elle promène des parapluies et chausse des bonnets. Elle connait les dimanches sous la couette, les croissants au beurre et les frites à toute heure, et les fêtes foraines où elle promène mes enfants. Cet ailleurs est désormais son chez elle. Ses rituels sont lillois: les dimanches au marché de Wazemmes, les cocktails exotiques du samedi soir avec les copines au Tam Tam, le shopping à Euralille, les balades à la Citadelle, les cinés avec son amoureux… Ses diplômes en poche, elle tente les concours, révise encore, et obtient son premier emploi en comptabilité. Elle additionne toute la journée, et y ajoute encore et toujours la garde de mes enfants. Parce que c’est le soleil de son quotidien, me dit-elle. Alors on est tous le soleil de quelqu’un, pensai-je. Et les années scolaires défilent, et les enfants grandissent, et elle est toujours là, comme un repaire rassurant quand tout change ou presque tout autour. Un port de déesse.
Jusqu’à l’été où la brume tomba. Jusqu’à l’été où contrainte par un appel à sa hiérarchie, elle dut démissionner. Pour cette fois, ce fut elle qui me sollicita pour me demander. Une lettre qui attesterait. Qu’après treize ans français, elle a le droit de rester.
Le soleil sur son visage ne brille plus. Pour la première fois, elle me raconte, et concède une larme. Elle s’inquiète. La fin d’une vie construite au goutte à goutte la menace. La fin d’un avenir aussi. Ses batailles durement gagnées pour une place en France auraient été vaines. Son rêve, au prix de labeur et attitudes exemplaires, s’est envolé par un appel de la préfecture. Un rêve pourtant presque achevé. Pour un titre de séjour expiré qu’elle n’arrive pas à renouveler. Elle n’a plus qu’à prouver qu’elle peut être employable à durée indéterminée. Et elle l’était. Et elle l’est. Du travail, elle n’a pas de peine à en trouver. La peine, c’est d’avouer à l’employeur qu’elle est en situation irrégulière. Et que pour obtenir son sésame, l’entreprise doit s’acquitter de taxes et de tâches administratives complexes, et d’un salaire minimum imposé … et attendre que la préfecture valide un jour plus ou moins proche son droit de travail. Ce qui la refoule invariablement de la conclusion du contrat d’embauche. Dire la vérité, c’est refermer la porte. Ne pas la dire, c’est travailler sans le droit de le faire. Or ce droit de travailler ne s’obtiendra qu’à la condition d’une promesse d’embauche. Mais pour commencer quand ? Quel employeur peut promettre d’embaucher un jour lointain et indéterminé ? Dans quelques semaines ? Quelques mois ? Plus d’une année ? Pour quelles complications ? Le soleil a laissé place à un système obscur dont elle est la victime naïve. En finissant ses études pour briguer un emploi, elle a, sans le savoir, basculé dans l’autre type de titre de séjour pour salarié. Le plus compliqué à obtenir, puisque l’entreprise doit en accepter les contraintes et pénalités. Elle doit réussir à trouver un travail à ce prix, sans pouvoir le commencer tant qu’on ne lui en donne le droit. Et elle ne sait pas si on lui octroiera ce droit. Ni quand. Elle attend. Et elle ne sait pour combien de temps. Elle attend, sans travail, sans salaire. Attendre. Sans même se rappeler ni quoi ni pourquoi: un droit. Celui de continuer à vivre et travailler là où elle s’est construite. Celui de rester là où elle a été accueillie. Celui de ne pas se faire rejeter des bras qu’elle a tant remerciés. Celui de continuer à prier le ciel gris qui est maintenant sien, et que de ses sourires elle a tant réchauffé. Elle attend. Elle attend d’avoir droit à son avenir. Et ce, depuis des mois déjà. Elle ne dit rien à sa famille. Elle se bat seule. Elle ne veut pas renoncer à la fierté ni à l’espoir de ses parents. Elle veut se redresser et retrouver son port de déesse. Et y croire encore.
Elle glisse son sourire entre les gouttes: et hop, un arc en ciel ! Mes enfants la réclament. Mes enfants l’appellent et lui expliquent que leur maman les mange de bisous mais qu’ils ont hâte de la retrouver. Et qu’il fait froid dehors et qu’ils ne seraient pas contre un rayon de soleil.
Elle s’appelle Khadija, et elle est un soleil.