Au mois de septembre 2022, le vaste monde du septième art enregistre le plus bas niveau de fréquentation depuis 1980. De quoi susciter la panique, tant du côté des salles de cinéma que du côté des distributrices et distributeurs, productrices et producteurs, réalisatrices et réalisateurs, celles et ceux dont les noms défilent sur les génériques de fin. Le cinéma est-il bon à enterrer ? Sont-ce les mutations du genre cinématographique qui sont en cause dans cette baisse de fréquentation ? Est-ce le coût des tickets de cinéma qui dissuadent les spectatrices, les spectateurs ? Le confinement et les nouvelles habitudes auraient-ils eu raison de nos salles obscures ? Les plateformes VOD auraient-elles gagné un duel non consenti avec les actrices et acteurs de l’industrie cinématographique ?
Le 7 octobre 2022, Mediapart publiait un article intitulé « Les Français désertent le grand écran, le septième art broie du noir », analysant ainsi les difficultés économiques entraînées par une baisse notoire de fréquentation (article à lire ici). Ce qui est intéressant, au-delà du contenu du papier de Mathias Thépot, ce sont les réactions des internautes. Pour la majorité, le cinéma est trop cher, suinte le pop-corn, ne programme que des blockbusters infâmes dans des multiplexes aux mains de grands groupes. Face à un tel constat, il ne faut pas s’étonner. Il est évident que l’on doit lutter contre les dominants de ce monde qui prennent la plus grande part du gâteau pour nous en laisser que les miettes. À condition de ne pas le faire au détriment de celles et ceux qui cuisinent chaque jour des stratégies de distribution et de programmation pour vous proposer des séances de cinéma à des prix raisonnables, dans des salles qui ne sentent que le cinéma, sur des écrans qui projettent des films indépendants, citoyens, militants. Car il y en a, et il y en a plein : des films indépendants, produits par des sociétés de production indépendantes, diffusés par des sociétés de distribution indépendantes dans des salles indépendantes.
Devant le cinéma Le Studio, à Aubervilliers, une mère amène sa fille d’à peine 10 ans voir un documentaire égyptien, retraçant la lutte d’une jeune femme qui se bat contre le système au lendemain de la Révolution, place Tahrir : « J’emmène souvent ma fille voir ce genre de documentaire, elle est habituée, elle adore ! ». Après la séance, Béatrice et Peggy, qui gèrent le cinéma associatif, proposent un dîner aux spectatrices et spectateurs, en lien avec le pays représenté. La place de cinéma coûte 6 euros (tarif plein) et le dîner (entrée, plat, dessert et verre de vin) coûte 15 euros. La nourriture est faite maison, le film aussi.
Au cinéma Le Studio, si vous aimez une affiche d’un des films programmés, vous pouvez vous la procurer à prix libre. Cet argent alimente ensuite une caisse qui permet à la salle d’offrir des tickets de cinéma à celles et ceux qui n’ont pas les moyens de s’en offrir. C’est le principe du « ticket suspendu », adopté par plusieurs cinémas indépendants en France. Depuis 2016, Le Studio a pu offrir, grâce à vous, 127 tickets de cinéma.
À Saint-Etienne, Sylvain s’associe à une chorale féministe. Des pâtisseries en forme de clitoris sont vendues devant Le Méliès, pour accompagner une projection spéciale d’un documentaire qui lutte contre les violences faites aux femmes. Le ticket d’entrée coûte 4 euros aux moins de 20 ans, aux personnes qui touchent le RSA, aux chômeuses et chômeurs. Le cinéma propose, lui aussi, des billets suspendus : celles et ceux qui le peuvent offrent une place à une personne dans le besoin.
Au cinéma Le Royal de Biarritz, une projection est introduite en basque par le média local Euskal Irratiak accompagné par un autre média local, Mediabask. À l’issue de la projection du film Media Crash, on discute, dans la salle, de l’importance de l’information locale et indépendante. Le public est sensibilisé à ce qui se fait autour de chez lui. La place coûte 7 euros en plein tarif, 5,50 euros pour les adhérentes et adhérents du cinéma, 4,50 euros pour les lycéennes, lycéens, demandeuses et demandeurs d’emplois, étudiantes, étudiants, familles nombreuses.
À Blois, au cinéma Les Lobis, Romain, directeur de la salle, est accompagné par l’association Les Vins du Coin. Le film Wine Calling est projeté, une dégustation de vins naturels locaux est prévue pour le public, ainsi qu’une rencontre avec le réalisateur. La dégustation et le ticket coûtent 6,50 euros. La soirée ne pourrait se faire sans un partenariat avec le bar du coin, Les 400 coups. Pas de coïncidence.
« J’espère qu’on aura du monde » me dit, craintive – comme chaque soir – une directrice de salle, en banlieue parisienne. Car dans son cinéma, comme toutes les semaines, elle propose des films indépendants et des animations locales à tarifs réduits. Et dans sa salle, ça ne sent pas le pop-corn, ça ne transpire pas non plus la fragrance Vincent Bolloré (sauf peut-être, pour le dénoncer). Elle craint de ne pas avoir assez de monde, alors-même qu’elle a mobilisé des dizaines d’associations, à qui elle a transmis l’information de la séance. Elle craint que la réalisatrice du film qu’elle présente se retrouve face à une salle vide. Elle ne craint pas pour son emploi, ça non. C’est le cadet de ses soucis. Elle veut juste de belles séances dans sa salle, conviviales, bienveillantes. Elle veut faire ce pour quoi elle se bat : de l’éducation à l’image. Elle veut faire société. Parfois la salle est pleine, parfois elle est à moitié vide, parfois elle l’est quasi-totalement. Et ceci ne dépend en rien de la qualité du film, de l’odeur du lieu, du prix de la place. Les directrices et directeurs de salles de cinéma indépendantes ne choisissent pas de programmer des films en fonction de leurs seules appétences. Elles et ils font des choix en accord avec nos envies de spectatrices, de spectateurs.
Xavier prépare déjà la venue de Gilles Perret, en Haute-Savoie, pour son dernier film, Reprise en main. Il s’occupe du Cinébus, un cinéma itinérant associatif géré uniquement par des bénévoles. Au programme ? Projection suivie d’une discussion avec le public. Il me dit qu’il aimerait faire dialoguer le film de Gilles Perret avec celui de Yannick Kergoat, La (très) grande évasion, histoire de sensibiliser les publics aux conséquences de l’évasion fiscale. Encore et toujours, ce souci de l’éducation à l’image.
Des gilets jaunes chantent, dansent, brandissent des banderoles devant le cinéma Le César à Marseille. On attend Alain Damasio, qui vient accompagner Un pays qui se tient sage de David Dufresne.
Ces exemples ne sont que poussière face à l’immense créativité dont font preuve les salles indépendantes, les sociétés de distribution indépendantes, les associations locales, les médias locaux pour accompagner les films.
Lorsque vous allez au cinéma voir un film indépendant dans une salle indépendante, vous pensez passer juste un bon moment, juste vous divertir. Et c’est déjà très bien, car le cinéma, ça sert à ça. Oui, on peut se divertir et apprendre, comprendre, questionner le monde, en même temps. Cela étant, ce que vous ne savez pas, c’est qu’en réalité vous ne faites pas que vous divertir.
Un jour, vous êtes allé au cinéma Le Méliès de Pau avec une amie. Vous êtes allé voir Merci Patron, le film de François Ruffin. Vous avez compris les mécanismes des puissants de ce monde et fait la rencontre de celles et ceux qui luttent pour les faire reculer. Vous avez très probablement ri jaune et ri tout court. Vous avez prolongé la discussion en buvant un verre dans le bar du coin. C’était une bonne soirée. Pour Vicentia Aholoukpé, programmatrice de la salle qui a fait le choix du film, c’était une joie, la salle était pleine. Pour Sarah Chazelle et Etienne Ollagnier, gérante et gérant de la societé de distribution indépendante Jour2Fête, votre présence fut une victoire et une source d’espoir pour la carrière du film. La conviction, déjà bien ancrée en eux, que le cinéma doit être citoyen s'intensifie par votre présence. Alors, quand vous pensez passer un bon moment, tout simplement (ce qui est déjà, en soi, une belle chose), rappelez-vous qu'en réalité, c'est bien plus que cela.
Ces quelques lignes n’ont pas vocation à analyser des tableaux, à partager des chiffres, à établir les causes d’une baisse de fréquentation et les conditions pour que celle-ci reparte à la hausse. Elles sont juste là pour rappeler ce qui existe bel et bien, qui s’empare de ces initiatives, qui les déploie, qui les alimente. Elles rappellent que les salles de cinéma n'hébergent pas seulement des oeuvres. Elles sont aussi un toit pour les rencontres, les débats, les forums citoyens aujourd'hui plus qu'indispensables pour faire société. Il en va de même pour les librairies indépendantes, les théâtres indépendants, etc.
Ces quelques lignes, je les dédie. Aux salles de cinéma indépendantes qui courbent l’échine pour que chaque séance soit une fête ; au productrices, aux producteurs qui prennent soin ; aux distributrices, aux distributeurs qui croient en leurs films, en leurs publics ; aux réalisatrices, aux réalisateurs qui nous prouvent avec audace et contre les théories des pseudos spécialistes de l’Histoire du Cinéma, que ce n’est pas le trépas de Jean-Luc Godard, qui enfoncera le cinéma six pied sous terre.
N’enterrons pas le cinéma alors même qu’il ne connait ni la sieste, ni le coma.