Homo oeconomicus.
Dans le chapitre sur la philosophie médiévale, il est question de l’homo oeconomicus et du caractère inadéquat de cette notion, l’auteur insistant sur la nécessité de considérer comme agent l’être humain réel vivant en société, et non cette figure stylisée née de l’imagination des économistes. Il n'a pas tort, mais il enfonce une porte ouverte.
Quand Henri Poincaré travaille au problème des « trois corps » et le traite mathématiquement, il a bien en tête le soleil, Jupiter et la terre, mais pour raisonner il fait abstraction des caractéristiques particulières et de l’environnement de ces trois corps. Il établit les rapports de trois corps idéels, quels qu’ils soient, « toutes choses égales par ailleurs » (ceteris paribus, comment disent les économistes pour marquer les limites d’application dans le réel de leurs raisonnements), et les rapports qu’il établit permettent de comprendre le comportement effectif des trois corps réels considérés, entre eux et avec l’environnement (sans prétendre en rendre compte dans tous les détails).
(Pour l’anecdote: il conclut à la nécessaire stabilité du système, reçoit un prix prestigieux pour cela, reçoit une objection qui l’amène à réexaminer son travail déjà en cours de publication, et finalement conclut au contraire au risque d’instabilité, résultat qui ouvre la voie à la « théorie des catastrophes »…)
Ce faisant, Poincaré ne considère pas que le soleil, la terre, Jupiter, sont réellement des corps abstraits, objets mathématiques; il ne cesse pas un instant de penser qu’ils sont réels et compliqués. Mais il fait abstraction des complications et travaille sur un modèle, stylisé. De la même façon les économistes se créent un modèle abstrait d’être-humain-agent-économique, mais ils savent très bien que l’être humain réel et vivant en société ne s’y réduit nullement.
En fait ils pourraient raisonner à partir d’un modèle de « robot oeconomicus » construit et programmé pour « allouer les ressources rares de façon à maximiser (une certaine quantité désirable) sous contrainte de budget ». Ces robots existent d’ailleurs dans le monde financier: les traders disposent de logiciels qui vendent quand le cours baisse, (ne serait-ce que quelques secondes), achètent quand le cours monte (ne serait ce que quelques secondes) et savent en principe changer de posture à certaines conditions préétablies (en anticipant les retournements de tendance, voire en les provoquant).
L’exemple de l’âne de Buridan peut aussi illustrer cette question. Aucun âne réel ne se laissera mourir de faim et de soif sous prétexte qu’il a juste autant faim que soif, et par conséquent ne saurait se décider. D’abord parce que, s’il était dans une telle situation, en bourrique intelligente il tirerait à la courte-paille, ensuite parce que la faim et la soif ne sont pas des sensations aux évolutions symétriques et qu’une situation d’équilibre inhibant la décision n’est pas durable.
Si j’ai besoin de m’équiper en protègent-sabots* pour l’hiver, je ne vais pas consulter tous les catalogues et comparer toutes les conditions de vente jusqu‘à déterminer la solution théoriquement la plus avantageuse. Je vais prendre quelques renseignements parmi ceux qui me sont le plus accessibles, et me rallier au premier choix qui me paraîtra grosso modo convenable (voir les travaux de Herbert Simon sur la rationalité limitée). Je ne suis peut-être pas une bourrique rationnelle, mais je prétends être un âne raisonnable. C’est une grande prétention, je sais, mais elle est compensée par mon exquise modestie.
* j'applique la dernière réforme de l'orthographe: un prie-dieu, des prient-dieux.