( éléments de contribution à une discussion commencée ailleurs)
Sur l’intéressante question du dogme dans ses rapports à l’idéologie - voir le billet
http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-ferron/310311/il-me-semble-que-beaucoup-confondent-ideologie-et-dogme
- je crois qu’un point important a été omis dans le fil, très riche, qui suit le billet.
Le dogme, ou article de foi (ne pas confondre avec « article de piété ») est une proposition qui se donne, tout à la fois, comme expression d’une vérité intangible, et comme élément constitutif de la structure d’un système de croyances (et autres éléments) proposé par une grande organisation. Au dogmatique intéressé, il apparaît comme forcément vrai puisque structurant, comme forcément structurant puisque vrai (structurant, ou vivifiant, énergisant...).
Exemples: le dogme de l’incorruptibilité du corps de Marie pour l’Église catholique (1), le dogme de la baisse tendancielle du taux de profit et de la paupérisation absolue du prolétariat pour les anciens Partis communistes, le dogme de l’efficience universelle des marchés pour le Parti-Église néo-libéral. Chacune de ces « vérités » est constitutive de la foi considérée.
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Ces propositions sont hors de vérification expérimentale; il est impossible de les prouver de façon scientifique, mais aussi d'apporter la preuve du contraire, les faits éventuellement contrariants étant ravalés au statut d'apparence trompeuse, inefficace contre la foi. Il faut s’efforcer d’y croire, et l’on est admis à y croire dès lors que l’on est en état de grâce (2).
J’en viens au point sensible qui n’a pas été perçu dans le fil du débat mentionné, et que j’estime important: la grande organisation et sa hiérarchie ne requièrent pas du fidèle qu’il adhère au dogme, elles n’exigent pas de lui à proprement parler d’y croire. Le doute lui est permis. Ce qu’elles lui demandent, c’est de combattre son doute, de s’efforcer à la « saine » croyance, à laquelle il parviendra par la Grâce, ou la révélation que procure l'accès au pouvoir. (Cette souplesse et son efficacité organisatrice échappent complètement aux sectaires de tous poils, et peut-être aussi à la plupart des rationalistes humanistes - pour des raisons opposées).
Quant au système de pensée, chacun de nous dispose de certitudes, convictions, croyances -religieuses ou autres -, attitudes, opinions, qu'il s'est constituées au cours de sa vie, et dont l’ensemble est organisé, avec un noyau stable et des zones périphériques plus fluides.
Ce système est « hypercomplexe »: c’est un système de systèmes, inclus, englobé, dans des systèmes (affectifs et conatifs notamment); il est commandé par un noyau, stable (et même métastable: il réagit à toute atteinte par une réorganisation plus ou moins profonde, qui a pour but de le conserver); il est plus ou moins ouvert: capable d’intégrer des données nouvelles tout en restant centré sur les certitudes antérieurement acquises; mais le noyau central, donjon dans la forteresse, tend à la fermeture autour de quelques convictions très difficilement remises en cause (me semble-t-il). La périphérie est malléable, soumise à la double contrainte du noyau et de la réalité extérieure.
Un exemple: le noyau central peut contenir une disposition « légitimiste », énonçable ainsi:
« On a tout intérêt à voter pour le représentant du pouvoir en place ».
Cela se traduit, dans la « périphérie« , par: « Sarko est en place - je voterai donc pour lui plutôt que pour son adversaire ». Cette disposition peut se trouver confrontée à la dure réalité, qui se traduit par un constat « la politique poursuivie est inepte ». Cette confrontation n’a rien d’automatique, le constat n’est pas une évidence. Cependant, si la dissonance est ressentie, elle donnera lieu à un travail intérieur.
Résultat: réorganisation du système, pour aboutir à: « Sarko n’est pas responsable, c‘est son entourage », ou bien recherche d’une autre légitimité, antérieure (Villepin, Juppé), ou encore: la règle générale ne s’appliquera pas, sera inhibée, le sujet s’autorisera une entorse et votera ailleurs, plus ou moins loin du choix non reconduit, selon le degré de dissonance et de colère ou de frustration, accessoirement selon l’attrait pour lui de l’offre politique alternative…
Les observateurs et acteurs politiques doivent être attentifs à ces déterminants du comportement de l’électeur, avatar approximatif mais incontournable du citoyen. Mais peu porté à l'introspection, le militant moyen se met difficilement à la place d'autrui, et préfère, lui aussi, les explications toutes faites.
Bien souvent le fait que les larges masses ne votent pas « comme elles devraient voter » fait l’objet d’interprétations rationalisantes, qui ont moins pour objet de faciliter la réorientation de la démarche politique desdites masses, que de rétablir aux moindres frais une congruence dans la mentalité politique du militant lui-même: l’organisation dont je fais partie a raison, les masses sont abruties, et/ou « soumises à l’idéologie dominante » du fait de son matraquage, ou encore « formatées », et voilà pourquoi votre fille est muette. Il est psychiquement moins coûteux de se demander si l'on est bien dans la ligne que de s'interroger sur la congruence de la ligne au réel : ce doute (bien toléré par l'organisation et sa hiérarchie) permet de faire l'économie d'une remise en cause du rapport du dogme au monde – génératrice, elle, d'excommunication pour hérésie (3).
NB. Il est bien entendu que l’humaniste agnostique est lui aussi suspendu à des propositions fondatrices qui fonctionnent grosso modo comme des dogmes en tant que principes directeurs et sont des éléments du noyau de convictions: affirmer que tous les humains naissent et demeurent libres et égaux en droits, ou que vox populi vox dei, c’est avancer une proposition au-delà de la preuve, c’est adopter une sorte d’axiome qui appelle le consensus (fonctionne à l'accord implicite), ne le produit pas. Et on sait bien que l’adoption d’une Weltanschauung, d’une vision générale du monde, ne se fait pas « par raison démonstrative »… L'idéal qu'on se donne ressemble un peu à une statue. Comme on sait, la sculpture, c'est facile : on choisit un bloc de marbre, puis il suffit d'enlever tout ce qu'il y a en trop.
Notes :
(1) Marie est censée: avoir été conçue elle-même sans péché (Immaculée conception, bravo Sainte Anne), avoir conçu sans péché, avoir été aspirée au Ciel, à sa mort mais toute vivante (Assomption, fêtée le 15 août). Le bon abbé jpylg expliquerait cela mieux que moi. Finalement c'est tout un complexe de mythes, auquel nous devons et le poème poignant de Villon ("Corps féminin qui tant es tendre...oui ou tout vif aller ès cieux"), et le fameux tableau de Vinci dont Freud fit ses choux gras (Sainte Anne, sa fille et son petit fils, et le prétendu "vautour"...), et qui est peut-être rempli de signaux subversifs... Du moins j'aime à l'imaginer.
(2) Il faudrait sans doute (sans fétichiser cette distinction) considérer à part les dogmes qui ont une fonction centrale, structurante, dans l’appareil dogmatique, et ceux qui ont pour fonction plutôt d’affirmer l’identité de telle Église ou fraction par rapport à telle autre. Le dogme de la Résurrection du Christ est structurant pour affirmer l’unité des Chrétiens, il est fondateur, celui du filioque a pour fonction évidente de les diviser, il est politique.
(3) Il y a un chaînon manquant dans le billet et le fil de Pierre Ferron, et dans le présent texte : la notion de mythe. Le mythe du grand soir, par exemple ; ou celui de l'équilibre général des marchés.