Nous voici à la sixième expérience social-démocrate en France depuis Léon Blum en 1936 (se sont intercalés : Blum-Gouin-Ramadier, Mollet, Mitterrand I et II et Jospin). Les deux épisodes sont très différents, tant pour le projet politique et l’époque, que pour le contenu des deux expériences politiques.
Quand Léon Blum devient Président du Conseil en 1936, à la suite de la victoire électorale du Front Populaire, il est rallié depuis longtemps au corpus doctrinal de la SFIO: le but final est le communisme, l’objectif intermédiaire est la dictature du prolétariat, qui mettra en place la collectivisation des principaux moyens de production et d’échange, et donc installera le socialisme, antichambre du communisme.
La différence avec les communistes porte sur la façon d’accéder au pouvoir et de l’exercer. Pour les socialistes, l’accès et l’exercice du pouvoir doivent être faits de façon régulière et démocratique, ce en utilisant toutes les ressources du suffrage universel et sans se permettre les entorses à la légalité que non seulement permet, mais exige, le Komintern. Ce légalisme est la principale pomme de discorde.
Une telle conception du « programme maximum », horizon théorique et thème de discours pour congrès et banquets, , permettra à Guy Mollet de déloger de la direction du Parti en 1945 les blumistes accusés de tiédeur, perdurera jusqu’en 1969 et au-delà, et ne sera définitivement abandonnée qu’en juin 2008.
Pour François Hollande, les données sont bien différentes. Les Allemands ont abandonné les vieilles références dès 1959 à Bad Godesberg, les SD nordiques encore auparavant. L’adoption de la Déclaration des Principes de juin 2008 est une formalité, et se fait à la quasi-unanimité (Mélenchon sur le départ y compris, me semble-t-il, bien que je n’arrive pas à avoir confirmation de son vote).
D’ailleurs, 2008, c’est presque vingt ans déjà après la Chute du Mur, et la situation historique n’est pas la même.
L’expérience de Blum se situe à la fin de l’entre-deux guerres, sous la III ième république - régime parlementaire avec sénat surpuissant, parti socialiste pris en tenaille entre « radicaux » et « communistes », mouvement de masse très chaud avec occupations d’usines (une nouveauté).
Celle de Hollande: après soixante-dix ans de paix en Europe de l’Ouest, sous la V ième - régime quasi-présidentiel, où le Sénat n’est plus décisif (et d’ailleurs vient de basculer à gauche), PS hégémonique sur la gauche, absence de mouvement de masse encore fin août.
Quand Blum devient Président du Conseil, l’environnement international est fait d’une insurrection franquiste en Espagne, du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne, de l’expansion colonialiste japonaise, du stalinisme triomphant en Russie, de l’isolationnisme américain… Notre seul allié (pas très sûr) est l’ « empereur des Indes »…
Quand Hollande est élu président, le torchon brûle entre les occidentaux et le groupe de Shangaï, et Al Quaida est en embuscade, mais l’Europe est en paix, et les ferments d’autoritarisme, si désagréables soient-ils, n’y sont pas expansionnistes (Belarus, Transnitrie, Serbie, Hongrie…). Au point qu’on peut s’alarmer de voir les peuples européens penser que la paix est pour eux un acquis définitif qui n’a pas besoin d’être défendu.
Les environnements institutionnels et géopolitiques ne sont donc pas du tout les mêmes. En outre la France de Blum n’a pas connu les « 30 Glorieuses » dont la France de Hollande a la nostalgie, ni la décolonisation. On prétend même (j’ai du mal à le croire) que les Français de 1936 ignoraient le téléphone portable et l’internet. Comment faisaient-ils ? Mystère.
En 1936, Blum est tout à fait convaincu qu’il n’a pas été élu pour établir « le socialisme », mais pour remplir un programme de retour à la prospérité dans le cadre institutionnel (politique et économique) existant; il s’agit pour lui et son parti de gérer loyalement le capitalisme, afin de montrer les capacités des socialistes et d’ouvrir ainsi la voie à une conquête ultérieure du pouvoir par la voie électorale, avec cette fois pour mission d’établir le socialisme. Si naïf que puisse nous paraître ce projet plusieurs décennies plus tard, c’était pourtant le sien.
En 2012, le projet de François Hollande est très différent, tant sur le point d’arrivée que sur le point de départ. Le PS a, en 2008, abandonné définitivement dictature du prolétariat et collectivisme, et s’est rallié à l’économie sociale et écologique de marché dans un cadre européen. Ainsi est aboli l’écartèlement entre programme maximum et programme immédiat, qui constituait le cadre de pensée (mystificateur) de la vieille social-démocratie. La contrepartie est qu’on ne peut plus se contenter de gérer le capitalisme des capitalistes, il faut l’infléchir et le domestiquer dans un sens favorable aux travailleurs.
Les leçons tirées de l’expérience de 36 sont sévères chez les adversaires politiques: les communistes trouvent que le processus a été au mieux amolli, au pire trahi, les socialistes étant au mieux des mous, au pire des traîtres; pour la droite, c’est l’une des preuves que « le socialisme, ça ne marche pas » (VGE, plus tard). Pour l’aile humaniste, ou progressiste, de la SD, il apparaît que ni la perspective à long terme (le collectivisme) ni la pratique à court terme (« gérant loyal ») n’étaient propre à faire avancer significativement la conscience politique des travailleurs au point de les amener à prendre leur destin en main. L’acquis essentiel est d’avoir préparé le terrain pour les conquêtes la Libération, mais dans des circonstances (le début de la guerre froide) qui n’ont pas été favorables, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’épanouissement de la social-démocratie..
Sur les leçons qu’on tirera de l’expérience de 2012 et années suivantes en France, on peut faire plusieurs hypothèses: soit un nouvel et cuisant échec si la tendance « féodale » l’emporte à la direction du PS, soit un succès, qui aurait une portée historique, si le courant progressiste parvenait à s’affirmer et à s’imposer, soit un demi-succès demi-échec si le rapport des forces n’évolue pas de façon significative entre ces deux courants (voir mon billet: «Bref essai de prospective » - 30 juin 2012).
Il faudrait bien entendu replacer tout cela dans une perspective internationale, et d’abord européenne. « La nécessité se fraie un chemin à travers les contingences »: s’il y a un avenir pour l’Europe, il se manifestera. Le monde a énormément changé depuis Blum, Herriot et Thorez jusqu’à Hollande, Taubira et Mélenchon (et les écolos, qui n’existaient pas avant-guerre). On peut se désoler des persistances archaïques, on peut aussi s’appuyer sur les transformations, qui, si elles ont bien lieu, en appelleront d’autres.
Billet de blog 30 août 2012
Blum 1936 et Hollande 2012.
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