Je me permets de faire une parenthèse dans le fil habituel de ce blog - avec lequel je renouerai bien sûr en temps opportun - pour partager les mots d'un autre, magnifiques. Il s'agit de la lettre d'un professeur de classe prépa en lettres et théâtre à ses élèves, en ce rude lundi.
Je me permets de faire une parenthèse dans le fil habituel de ce blog - avec lequel je renouerai bien sûr en temps opportun - pour partager les mots d'un autre, magnifiques. Il s'agit de la lettre d'un professeur de classe prépa en lettres et théâtre à ses élèves, en ce rude lundi. Comme moi qui viens de le lire, et qui me sens soudain un peu moins petite face à l'épreuve, je crois que beaucoup pourront y trouver réconfort, beauté et lumière. Ce professeur s'appelle Philippe Manevy, et c'est évidemment avec sa permission que je reproduis ici son texte.
Après la sidération, l’impression de vivre un cauchemar qui ne cesserait de se répéter,
Après l’attente – attente d’informations exactes, de nouvelles des proches -,
Après la tristesse, l’insomnie,
Après les discussions avec la famille, les amis, pour tenter de résister au désarroi et trouver, simplement, un peu de chaleur,
Après ce que vous avez sans doute vécu comme moi ces derniers jours,
Après, tout cela, donc, est venue la question : que dire ? que vous dire ce lundi ?
Je ne me sens pas capable d’analyser finement la situation. Sur ses origines, ses conséquences, et sur la façon dont nous pouvons, collectivement, y répondre, je n’ai pas de savoirs spécifiques à vous transmettre. Mes collègues d’histoire et de géographie vous éclaireront mieux que moi, et mes convictions de citoyen dépassent ma mission de passeur de littérature et de théâtre.
Je ne saurais vous exprimer mon émotion, ni, à vrai dire, recueillir la vôtre sans maladresse. Je ne suis pas certain de pouvoir vous consoler, ou vous rassurer, car je suis comme vous (du moins, je le crois) : j’ai peur, j’ai honte d’avoir peur, je voudrais continuer à vivre comme d’habitude (voire plus intensément que d’habitude) pour dire à la terreur qu’elle n’a pas de prise sur moi, je n’aime pas regarder mes semblables dans la rue, dans le métro, avec un soupçon dans le cœur, je voudrais être certain d’œuvrer pour rendre ce monde plus humain, je voudrais pouvoir dire à mon fils, à ceux qui me suivront, que j’ai fait de mon mieux pour repousser le non-sens et la barbarie.
« Les temps de détresse », pour reprendre l’expression du poète Hölderlin, donnent encore plus d’écho à la question qui peut assaillir tout amoureux de la littérature et des arts : à quoi bon ? Si l’artiste possède au moins la réponse de l’objet créé, pour lui absolument nécessaire avant qu’il puisse le devenir pour d’autres, les lecteurs, les spectateurs que nous sommes se sentent souvent bien démunis, et surtout bien dérisoires.
A quoi bon ?
C’est à cette seule question que je vais tenter de répondre aujourd’hui, car il me paraît indispensable que chacun dans son domaine oppose, à la haine et à la violence, la fierté et la joie de son action. Il s’agit de rester révoltés, en donnant à la révolte la signification puissante que lui accorde Camus : mouvement de refus clair, sans appel, qui est la condition d’une affirmation féconde.
Je crois que la littérature et les arts sont un plaisir et qu’ils doivent, à ce titre, être défendus contre tous ceux qui voudraient imposer aux femmes et aux hommes un mode de vie standardisé, que ce soit par le meurtre et l’intimidation ou de façon plus insidieuse. Chacun devrait pouvoir choisir ses plaisirs, et il nous appartient de répandre, avec force, des œuvres aussi diverses, aussi inassimilables que possible, pour que l’imaginaire collectif demeure vivant et conflictuel.
Cette défense des plaisirs ne relève pas du simple divertissement : elle est, à mon sens, politique au sens fort. Tous les régimes autoritaires, dictatoriaux ou fascistes manifestent une méfiance profonde à l’égard des artistes : s’ils ne les éradiquent pas, s’ils ne détruisent pas leurs œuvres à coups de marteaux ou dans des bûchers, ils tentent de les contrôler en les réduisant à une norme unique – donc en tuant en eux tout ce qui relève de la singularité et l’imprévisible propres au geste créateur. C’est qu’ils sentent bien que l’art leur échappe et a la capacité de se situer, comme l’a affirmé Barthes pour la littérature, « hors pouvoir », en offrant aux individus des espaces où s’accomplir au-delà de tous les déterminismes.
Entendons-nous bien : je n’affirme pas ici que la littérature et l’art seraient toujours, et quoi qu’il arrive, subversifs. Il existe des pratiques conformistes et des artistes qui se soumettent, volontairement, aux idéologies les plus abjectes. Je n’affirme pas, non plus, l’absolue supériorité de l’art et de la littérature : pour les nombreux êtres humains qui ont pour souci premier la satisfaction de leurs besoins vitaux, il s’agit bien évidemment d’activités secondaires, et, disons-le clairement, de luxes.
C’est pourquoi, défenseurs du minuscule, il nous faut rester modestes.
Pourtant, toute attaque contre de tels luxes est un symptôme inquiétant : elle annonce l’étouffement d’une société sous les « paroles mortes », pour reprendre l’image du poète Jacques Roubaud. La littérature et l’art nous offrent un langage complexe pour penser le monde dans sa toute sa subtilité, et dans ses contradictions, et nous aurons terriblement besoin, dans les mois, les années à venir, de résister à la tentation du simplisme, de l’amalgame, des catégorisations mortifères. La littérature et l’art sont, aussi, des lieux uniques, dans lesquels l’être humain peut non seulement tenter de se comprendre, mais également faire l’épreuve de son impossible définition et de son indestructible unité.