Le soir du 13 novembre 2032 devait être le jour de l'alignement entre la lune, Mercure et le soleil. Cet événement exceptionnel constituait selon les scientifiques un danger inédit pour l'espèce humaine. D'après leurs prédictions cette disposition du ciel allait transformer considérablement notre protection atmosphérique et dans 5% des cas humains notre iris ne survivrait pas plus de sept ans aux rayons ultraviolets émis par le soleil. Mais au-delà de cette conséquence directe il existait une autre peur. Cette exposition solaire devait aussi modifier notre code génétique et à plus long terme engendrer l'aveuglement général de la population mondiale.

Agrandissement : Illustration 1

Le 13 novembre devaient être également la date de l'annonce du président sur le port des lunettes de "déphasement". Ces lunettes devaient protéger intégralement nos yeux et préserver ainsi notre vue. Elles étaient composées d'une monture hermétique à la lumière et de deux petites ouvertures recouvertes d'un verre teinté par un produit occultant. Portées, elles réduisaient considérablement notre champ de vision. La distance de visibilité avoisinait les dix mètres et il était seulement possible de discerner les grands traits du paysage. Lors d'un lecture par exemple, les lettres se confondaient entre elles et un livre devenait un amas de formes vagues.
Cette atmosphère, bien que totalement différente, me rappelait les événements de 2020. Face à un grand danger, nous avions adopté un mode de vie pour nous protéger. Les restrictions mises en place avaient été dans un premier temps compliquées à accepter mais l'habitude, ou plutôt la résignation l'avait emporté. Aujourd'hui notre société était armée contre une pandémie et cela ne pouvait plus arriver. Le télé-travail était généralisé, nous portions le masque dans toutes les situations à risques, la culture s'était numérisée et pour chaque événement organisé, une liste des participants était créée. Cette méthode permettait en cas d'un début de contamination de retrouver rapidement les personnes concernées.
Dans un quart d'heure, le président devait prendre la parole. J'en profitais pour allumer une cigarette sur mon balcon. Le ciel était clair et malgré les lumières de la ville quelques étoiles étaient visibles. Je n'avais jamais scruté le ciel aussi méticuleusement. Malgré cette longue inspection, je ne voyais aucune trace de ce danger. Les couleurs et l'immobilité de cette surface céleste agitaient même en moi un sentiment de plénitude. Cette impression était accentuée par l'odeur de l'usine de biscuits qui dégageait, en même temps qu'un épais nuage de vapeur, un doux parfum de sucre et de farine.
C'était une de ces usines que l'on avait vu fleurir ces dernières années. Étrangement grande, étrangement brillante dont l'agencement permettait de réduire considérablement les effectifs sur le terrain et rendait possible un pilotage à distance presque complet. À en croire les journaux ces usines avaient doublé la surface industrielle du pays, laissant à l'abandon les anciennes fabriques.
Tout en songeant à ces transformations qui avaient remodelé notre quotidien, j'écrasais mon mégot sur la rambarde du balcon. Seulement quelques instants nous séparaient désormais de l'allocution présidentielle. J'imaginais déjà le discours selon les fuites retransmises par les médias et mes peurs. Le générique des annonces officielles retentit. Je m'installais devant mon écran.
"Citoyens citoyennes, aujourd'hui est un jour inédit. Comme annoncé par nos scientifiques depuis quelques mois, ce soir l'alignement entre le soleil, Mercure, la lune et notre planète aura lieu. Cette terrible occurrence engendrera un dérèglement significatif de notre écosystème. Malgré notre plus grande vigilance et nos efforts depuis des années pour éviter que cette date soit funeste, nos vies vont être profondément changées. Toute notre politique était pourtant dirigée vers ce jour afin de nous en protéger. Nous avons tenté de responsabiliser nos entreprises ou encore lancé des campagnes pour amener nos concitoyens à appliquer des gestes adaptés à la situation mais cela n'a pu empêcher le basculement du 13 novembre. Demain sortir dans la rue ne sera plus anodin. Se rendre chez un ami, profiter d'une journée à la plage ou d'un dîner champêtre, amener son enfant dans un parc, boire un verre en terrasse ou participer à un événement extérieur seront des actions dangereuses pour notre organisme. Ce danger pour nos yeux je ne peux l'accepter. Selon les modélisations des plus grands climatologues, sans acte de protection 5% de la population deviendrait aveugle dans une dizaine d'années et d’après des études très sérieuses l'alignement des planètes aurait même des répercussions sur nos codes génétiques. Il pourrait entraîner dans quelques générations l'aveuglement presque total de notre population. Ces pronostics sont très inquiétants et nous ne pouvons offrir à nos enfants ce futur. Pour cette raison, en concertation avec les plus prestigieux scientifiques et en accord avec les parlementaires, j'ai décidé de rendre obligatoire le port des lunettes de "déphasement" et de réduire considérablement les événements diurnes pour assurer la sécurité de la nation.
Cet événement nous rappelle assurément la situation de 2020 et met de nouveau en évidence l'importance du travail à distance. Réduire nos déplacements aux déplacements indispensables, c'est sauver notre espèce de son extinction.
Je mesure à quel point ces sacrifices auront des impacts sur nos modes de vie et vont transformer nos libertés mais la dangerosité des événements nous l'impose. J'ai aussi confiance en notre imagination et notre intelligence pour construire les nouvelles dispositions de notre société pour surmonter cette difficulté. Demain quand nous nous lèverons, nous devrons suivre cette ligne directrice pour préserver nos familles et nos amis d'un drame. Notre gouvernement va proposer dans les plus bref délais de nombreuses actions pour surmonter cette épreuve. Cette période compliquée est seulement une étape pour nous amener vers un avenir paisible et prospère. Grâce à cette volonté, nous pourrons surmonter ce passage avec dignité.
C'est avec une fierté patriotique que je vous donne toute ma dévotion.
Vive la nation et vive la république."
Cette allocution avait éveillé en moi un sentiment d'impuissance. Cette sensation étrange devait découler d'expériences antérieures. Comme l'avait rappelé le président, elle me renvoyait à l'épisode pandémique qui avait marqué la décennie précédente. Ces restrictions me questionnaient. En effet, dans plusieurs articles j'avais lu des explications de scientifiques reconnus sur le sujet. Selon leurs recherches la dangerosité de cet alignement ne faisait aucun doute mais cela ne suffisait pas à me faire accepter sans réflexion le poids de ces nouvelles mesures sur nos vies.
Je me remémorais le chemin parcouru depuis dix ans et repassais toutes les contraintes qui étaient apparues, accaparant nos corps, nos mouvements et nos interactions. Cet effort, dira-t-on physique, nous l'avions fait pour un motif légitime : nous protéger spontanément d'un virus mortel. Mais dans quel contexte ? Celui où le système médical était principalement une question financière, celui aussi où la production devait répondre a l'envie de quelques hommes de rajouter des 0 à leur compte bancaire.
Je me rappelais par ailleurs comment organiser une fête, embrasser une personne manquait aujourd'hui de légèreté et de spontanéité. Comment les mesures de prévention contre la pandémie avaient été des moyens de répression et des exhausteurs d'inégalité. J'avais le sentiment d'avoir grandi dans un monde régi par la peur où la seule boussole était la mort et la survie d'un modèle désuet.
Avais-je eu le choix ? Mes proches avaient-ils eu le choix ? Non. L'urgence de la situation avait ouvert un gouffre formidable pour mettre en place une multitude de décisions de la part d'une minorité au pouvoir. Toutes interdictions devenaient facile à légitimer, transformant radicalement le sens des mots. Aimer son aîné, c'était l'éviter pour le protéger. Embrasser ou serrer une personne dans ses bras était passé d'un signe de tendresse à un acte meurtrier. Participer à un événement était devenu systématiquement une participation numérique.
Cette métamorphose du discernement s'était opérée non pas par l’approbation mais par la force et par la sanction. Elle était guidée par les besoins d'un système économique de quelques puissants hommes. Dans cette situation obscure, certains avaient refusé les gestes de prévention. Cette attitude était devenue une nécessité pour eux, un actes de résistance face à l'autoritarisme du pouvoir.
Aujourd'hui une nouvelle fois nous devions renforcer le dispositif de sécurité pour éviter la catastrophe. Je me demandais si je pouvais l'accepter. Les décisions pour lutter contre cette événement abstrait pouvaient-elles être encore une fois ordonnées par une seule personne ? Était-il possible de réduire tout ce qui composait nos vies au point de séparer notre présence sur terre du territoire qui l'entoure ? Pouvions-nous accepter de nous préoccuper essentiellement de notre santé ? Quelles libertés j'acceptais de perdre au nom de cet alignement astral ? Ou était ma limite d'obéissance civique ?
Dans ce moment de confusion, voir était devenu un acte illégal.