Non , monsieur Macron , une gare n'est pas "un lieu où l'on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien".
Je le sais , j'ai été témoin du contraire.
A cet anonyme , homme comme tout le monde et personne , dans une gare de Paris peu avant l'épidémie de COVID , qui par la grâce du Ciel s'est assis sur le piano libre service.
Une quarantaine d'année , cheveux grisonnants , vêtu d'un casque de protection , d'un gilet jaune et de chaussures de sécurité bien trop abîmées pour ce qu'il était. Un salarié de la gare probablement , à l'apparence d'un simple petit ouvrier.
Et alors que chacun partait et venait au rythme d'un ballet dansant , montant et descendant des trains de destination ou de provenance , lui est resté.
Il s'est emparé du piano à deux mains et de notre cœur à la fois , pour jouer une mélodie si difficilement effaçable de notre mémoire.

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L'homme joua innocemment chacune de ses notes comme si c'était la dernière et la première à la fois , avec la douceur d'un seigneur et la finesse d'un génie dont les femmes n'enfante que rarement dans une vie.
Absolument imperturbable et concentré devant la foule ébahie par l'immensité de son talent dissimulé derrière son gilet , il monta crescendo en tempo et en intensité.
Note après note , il continua sa mélodie sur une cadence absolument magique . Celle d'un devin , d'un médium , d'un être humain capable de figer le temps pour quelques instants et notre âme avec aussi par la même occasion . Personne n'a pu ni su vieillir durant ces quelques minutes de pure plaisir. Plus rien n'avait vraiment d'importance à ce moment-là tant nous étions tous pris en otage par la beauté de cette partition et transportés dans un autre monde bien plus sagement guidé de bonnes intentions.
Impuissante , je ne pouvais plus rien faire d'autre que fixer ce pianiste. J'étais hypnotisée , désarmée , paralysée. Envoutée à la fois et forcé de contempler ce joli moment de partage qu'il nous offrait le cœur empoigné par chaque son frappé de la délicate main de ce formidable talent secret.
Et tandis qu'il jouait , nous priions le Ciel que jamais la mélodie ne s'arrête.
Bougeant un peu sa tête au rythme de son pied tapant sur la pédale , il a déversé dans ce piano tout ce que nous avions de plus vital. Il y avait un peu de nous dans chaque note jouée , nous nous sommes reconnus dans les tons incarnés. Tandis qu'une parcelle de notre âme suivait pas à pas et aveuglément l'harmonie de ces sons parfaits tout droit venue de la dextérité de cet homme. Une note de vie , un son d'espoir , une musique unique porteuse d'avenir. Un quelque chose d'indescriptible , que l'on comprends seulement quand on le vit mais jamais autrement.
Les yeux brillants du public furent , par ailleurs , ses meilleurs applaudissements.
La plus grande attention des petits enfants dans les bras de leur parent furent , aussi , de très beaux compliments.
Ils témoignaient de la corde sensible que le pianoman venait de réveiller en une partie de nous et de notre humanité profonde. Les couleurs , les races , les classes sociales , l'âge , les religions , les opinions n'existaient plus à ce moment-là. Toute la bêtise humaine et la rancœur du monde furent déconstruites pièce après pièce par les merveilleux accords d'un ouvrier-pianiste au talent hors du commun.
Et dans un dernier effort , il alla chercher du bout des doigts une dernière note comme pour aller dénicher un dernier souffle. Il termina son enchainement devant la foule , au comble de ses sentiments.
L'ivresse de sa partition s'empara du peu de lucidité qu'il nous restait et grava dans le creux de nos neurones , une formidable souvenance de quelques minutes aux allures d'éternité.
Une fois terminé , l'homme se leva et s'en alla sans un mot , certainement inconscient du bonheur absolu qu'il venait de nous accorder et du plaisir que nous avions eu de pouvoir l'écouter.
Tout cela , donne finalement à réfléchir. Constater qu'un inconnu muet aux doigts de fées à su rassembler des gens sans parler dépassant de loin ce que les politiques tentent de faire depuis des années , sans succès. Un son fédérateur , sans syllabe. Une partition , sans discours. Un pianiste, une gare , un piano et puis c'est tout.
Pourtant , il apparaît si peu évident sinon très délicat de rassembler les humains dans un lieu fait pour que , justement , ils se séparent. Chacun sa route , ses itinéraires et ses horaires , en temps normal. Pas ce jour-là tant ce pianiste à su relativiser le temps , mobiliser la fine corde de notre sensibilité , celle qui dépasse de loin notre égoïsme et notre impassibilité.
Et , entre nous autant le dire, si ce pianiste avait voulu continuer la suite de sa divine mélodie nous aurions bien entendu pris le train de nuit !