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Billet de blog 13 avril 2022

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Je me soulève

Comment affronter les résultats du premier tour des élections présidentielles quand on est professeur dans un établissement de feu l'éducation prioritaire ? Se soulever.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            Tous les matins je me lève, et quatre jours par semaine il est 5h50.

         À 5h50, on ne se lève pas, on se soulève. À 5h50, quand on a une maison, un fils, une vie tout simplement, on ne se lève pas, on se projette hors du lit, soulevé-e par cette foi chaque matin éprouvée dans le juste combat.
          À 7h10, quatre jours par semaine, j'attends mon bus et si tout va bien je n'ai pas vu mon fils, pas reçu de bisou mouillé sur la joue, pas respiré l'odeur du poussin fripé extirpé de ses draps colorés. À 7h10 je n'ai que la caresse du chat sur moi et les copies dans mon sac quand je monte dans ce bus où les hommes et les femmes sont noir-e-s, arabes et fatigué-e-s.
           À 7h34, quatre jours par semaine, je monte dans le RER du pauvre, le RER qui ne va pas à l'aéroport, dans le RER où personne n'a de valise ni d'excitation dans le regard, dans le RER où les paupières sont lourdes et les cernes aussi, où tous les blancs descendent à La Plaine sauf les rares qui, comme moi, s'enfoncent dans les territoires perdus de la République.
          À 7h50, quatre jours par semaine, je me soulève, je quitte la gare bondée de la France qui se lève tôt, je traverse la rue défoncée aux travaux de voirie qui n'en finissent pas, puis le parking de la cité jonché des résidus d'une vie secrète qui y a bruit pendant la nuit. À 8h je pénètre dans ce lycée qui a l'architecture d'une piscine municipale, carrelé de blanc et de bleu et peint d'un affreux camaïeu de beiges rosés, mais qui est protégé comme une prison par ses deux portails et son sas de sécurité.
         Quatre jours par semaine, à 8h15, je suis debout devant ma porte et j'accueille chacun et chacune en disant bonjour, le plus souvent avec le sourire.

         Quatre jours par semaine, à toute heure, j'ai la tête pleine de poésie et de roman, de bac blanc, de Madame mais y avait pas de femmes qui écrivaient à cette époque ? de Madame cette année on va lire que des gens morts ? de Madame y a pas que des blancs qui parlent et écrivent le français, pourquoi on lit pas les autres ? de Madame le prof d'italien il a touché les cheveux de toutes les filles noires de la classe et il a dit c'est marrant c'est comme des éponges.

        Quatre jours par semaine, une quarantaine de semaines par an, j'ai la tête pleine du préfabriqué qui fuit et que la région a fait rouvrir, des menus sans alternative végétarienne à la cantine, de la charte de la laïcité et du Noël qu'on a le droit de fêter, des classes à 28 en 2018, 31 en 2019 et 35 en 2022, des élèves filmées à leur insu en train d'avoir un rapport sexuel dans les toilettes du deuxième étage, des départs de feu dans les couloirs non surveillés faute de personnel, des heures de soutien non financées, des préservatifs périmés à l'infirmerie, des filles auxquelles un collègue a conseillé de ne plus se tenir la main pour ne plus recevoir de menaces de viol correctif, des garçons que l'on exclut en sachant qu'ils ne seront jamais rescolarisés, du poste d'assistante sociale qui est menacé et des heures supplémentaires qui continuent de nous être imposées.

         Quelques semaines par an, j'ai la tête pleine de mes élèves qui connaissaient Jean-Pierre qui a été tué par un policier pour une fourgonnette volée et ce jeune qui est mort d'un passage à tabac filmé et diffusé pendant une semaine sur les réseaux sociaux, de mon élève dont un tir de mortier a brûlé la moquette de la chambre, de celui dont le grand frère a été incarcéré à la prison de Villepinte pour vente de stupéfiants, de celle dont la tante et la petite sœur sont décédées du COVID en 2020, de celui dont la mère a dû rentrer en Algérie et qui reste seul chez un oncle inconnu.

      Quatre jours par semaines, une quarantaine de semaines par an, je me soulève et avec les collègues et les élèves qui se soulèvent aussi, j'enseigne les belles choses et les belles personnes, je montre comment parler pour être entendu-e, comment écrire pour être lu-e, et comment lire pour mieux comprendre le monde. Aimé Césaire, Virginie Despentes, Louise Labé, Jean-Luc Lagarce, Edouard Louis, Assa Traoré, le journal du lycée, l'éducation à la sexualité, les films le lundi soir, les sorties dans Paris au mois de juin, la Saint Valentin, le bal de fin d'année, toutes les belles choses et tant de belles personnes, tous les jours entre les élèves et moi, soulevés ensemble, notre voile gonflée d'une joyeuse révolte contre l'ordre établi, tournés ensemble vers un avenir radieux et émancipé.

       Deux dimanches par an, tous les cinq ans, nos efforts réduits à néant. Votre vote contre mon service public, contre la liberté de ces jeunes filles, contre la sécurité de celles et ceux qui se tiennent par la main, contre la pérennité de leur présence sur le sol français, contre l'accès aux soins de qualité sur tout le territoire, pour ces meurtres légitimés, pour l'endeuillement perpétuel de ces familles jamais écoutées.

      Deux dimanches par an, tous les cinq ans, je vous abhorre, j'ai la rage, je me lève mais je ne me casse pas : je me soulève et je vous combats, quatre matins par semaine, quarante semaines par an, et tous les autres matins du reste de ma vie.

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