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Meryam ENNOUAMANE JOUALI

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Billet de blog 19 mai 2025

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Dans les marges du lycée professionnel : accompagner les invisibles

Au lycée professionnel, j’accompagne des élèves que l’école a souvent oubliés. Ici, chaque réussite est une victoire contre l’invisibilité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'écris depuis les couloirs d’un lycée professionnel. Un de ces lycées que l’on nomme parfois à la va-vite “de relégation”, alors qu’il est, pour beaucoup d’élèves, le dernier refuge, le dernier espoir, la dernière main tendue. J’y enseigne. J’y coordonne. J’y écoute. J’y essuie aussi des larmes. Et chaque jour, je mesure à quel point ces établissements sont devenus des baromètres silencieux de notre société fracturée.

Le lycée professionnel, c’est un monde à part dans l’École. On y scolarise les décrocheurs, les allophones, les élèves en souffrance psychique, les jeunes suivis en foyer, ceux qui ont grandi trop vite dans des contextes de violence ou de pauvreté. Ce sont des élèves aux mille blessures, mais aussi aux mille forces. On parle de "voie de réussite", mais derrière ce slogan, il faut oser regarder la réalité : ici, les élèves sont triés, orientés souvent par défaut, rarement par désir. Pourtant, ils restent. Ils reviennent. Ils essaient.

Je dirige un dispositif qu’on appelle Ambipro (ambition voie professionnelle). Je pourrais en faire un sigle de plus, un acronyme administratif noyé dans la jungle des protocoles. Mais ce que j’y vois chaque jour, c’est un laboratoire de vie. Un lieu où la bienveillance devient méthode pédagogique. Où l’on apprend d’abord à panser, avant de penser. Où l’on réapprend à parler de soi sans honte, à dire “je peux” là où l’on répétait “je ne vaux rien”.

Mais l’école inclusive, celle qu’on brandit dans les discours, ne se construit pas à moyens constants. Elle se construit avec du temps, de l’écoute, des adultes stables, formés, accompagnés. Ce que l’on vit dans le pro, ce sont aussi des injonctions paradoxales : accueillir tous les publics, tout en accélérant l’entrée dans la vie active ; différencier, individualiser, tout en réduisant les heures d’enseignement général ; maintenir des élèves en parcours, alors même que les accompagnants s’épuisent.

Et pourtant, chaque année, des élèves réussissent. Ils décrochent un CAP, un bac pro, une alternance. Parfois, ils reprennent espoir, simplement parce qu’on a cru en eux. Parfois, leur réussite tient à une rencontre, un regard, une phrase. “Madame, c’est la première fois qu’on me dit que je suis capable.” Ces mots-là valent tous les palmarès.

Je n’idéalise pas. Le lycée professionnel est un lieu de tensions, de limites, de conflits aussi. Mais c’est un lieu de justice possible. Et je m’interroge : dans une école qui parle d’excellence à tout va, qui défend encore l’idée que le mérite suffit à tout, qui prend soin de ses élites… que fait-on de ceux que la vie a rendus vulnérables trop tôt ?

Je rêve d’un lycée professionnel qui ne soit plus perçu comme le “tiers-monde” de l’Éducation nationale. Je rêve d’un lycée où la fragilité des élèves soit regardée non comme une tare, mais comme une richesse à accueillir. Je rêve d’une école qui sache tendre la main sans calculer son taux de réussite.

Car, au fond, l’école ne sauve pas à elle seule. Mais elle peut empêcher de sombrer. Et cela vaut plus que toutes les statistiques.

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