Cette phrase, prononcée par un père lors d’un entretien éducatif que j’ai mené, continue de me hanter. Elle décrit avec une brutalité simple le quotidien de nombreux adolescents. Ce jour-là, la scène était glaçante : une adolescente de 13 ans, en crise, fatiguée dès le matin, rivée à Snapchat toute la nuit, s’autorisant à insulter son père en pleine discussion éducative. Pire encore : ce dernier s’est excusé pour avoir osé parler à sa place. Un retournement des rôles devenu symptomatique de notre époque.
Ce n’est pas un simple "problème d’écran". C’est un effondrement silencieux du cadre éducatif. Un malaise profond qui ronge notre société, où l’autorité parentale se délite à mesure que le numérique colonise l’intime.
L'écran, faux refuge et vrai abandon
Les enfants ne naissent pas accros aux écrans. Ils y sont abandonnés. Et ce, dès les premiers mois, parfois même avant le langage. L'écran devient baby-sitter, calmant, doudou interactif. À l’adolescence, il mute en exutoire, miroir social déformant, pansement sur des blessures que personne ne soigne.
Mais à quel prix ? Sommeil morcelé, baisse de l’attention, dépendance aux likes, isolement, troubles du comportement, et surtout, une perte d’ancrage dans le réel. Quand l’enfant ne sait plus s’ennuyer, contempler, rêver, se parler sans écran… que reste-t-il de l’enfance ?
Le paradoxe de l'hyperconnexion : seuls dans la foule numérique
Les enfants sont « connectés » plus que jamais, mais terriblement seuls. Les réseaux sociaux, loin de socialiser en profondeur, installent des logiques de performance, de comparaison, de harcèlement parfois.
Les professionnels de santé mentale, les enseignants, les éducateurs observent un phénomène massif : une fatigue existentielle chez les jeunes, qui n’ont pas les mots pour dire leur mal-être mais qui vivent en permanence dans une chambre mentale saturée de notifications.
La perte d'autorité : quand l’enfant devient maître du navire
Ce qui choque dans l'anecdote vécue, ce n’est pas seulement la violence verbale de l’adolescente envers son père, mais l’acceptation résignée de celui-ci. Cette scène illustre un glissement dangereux : l’enfant-roi, armé d’un smartphone, devient détenteur de tous les droits, pendant que l’adulte recule, culpabilise, et finit par s’excuser d’être parent.
On ne peut pas lutter contre les écrans si l’on n’ose plus dire non. L’autorité bienveillante n’est pas une violence, c’est une nécessité.
Reprendre la main : une urgence éducative
Face à cette déferlante, que faire ?
Restaurer le rôle des adultes : Parents, enseignants, éducateurs… nous devons cesser d’être complices par épuisement ou par confort. Un cadre ferme est une preuve d’amour.
Rééduquer au silence, à l’ennui, au réel : Les enfants doivent réapprendre à vivre sans stimulation permanente. Marcher, lire, parler, jouer dehors, observer… sont autant de résistances.
Former les familles : Beaucoup de parents sont démunis, ils ont besoin d’accompagnement, de repères, de soutien, pas de jugement.
Repousser le virtuel à sa juste place : Le numérique n’est pas un ennemi en soi, mais il doit être maîtrisé, dosé, pensé. Il ne peut pas occuper l’espace émotionnel, éducatif et affectif de l’enfant.
Une société qui abandonne ses enfants à leurs écrans se rend elle-même invisible. Ce que nous observons, c’est le symptôme d’une société démissionnaire, qui confond la liberté avec l’absence de limite, et la technologie avec le progrès humain. Une société où l’enfant n’est plus éduqué, mais laissé à lui-même dans un monde sans boussole. Il est encore temps de réagir. Mais cela nécessite du courage éducatif, une révolution du lien, et une volonté collective de poser une frontière entre le monde de l’écran et celui du vivant. Car c’est là que se joue l’essentiel : non pas dans le fil d’actualité, mais dans le fil invisible qui relie un regard, une parole, une main tendue.
Meryam ENNOUAMANE JOUALI