(Lundi 6 juin 2022)
*
Je regarde, consterné, la bande-annonce du prochain produit de l'industrie Marvel, Thor Love and Thunder. Le dieu de la foudre qu'on avait laissé ventripotent, buveur invétéré de barriques de bière et gamer dépressif, dans Avengers Endgame des frères Russo, a décidé de se reprendre en main et se livre donc aux exercices du culturisme en salle (même si c'est en plein air, et avec un équipement à la hauteur de sa force surhumaine). Il ne pouvait longtemps faire exception au corps normalisé de la production audiovisuelle occidentale, soit un corps sculpté par des heures quotidiennes de bodybuilding avec les coachs du geste, de l'équipement machinique et nutritif. Il n'est plus aujourd'hui imaginable (dans toute la polysémie du terme) qu'apparaisse à l'écran un corps qui ne soit travaillé, modelé, de la sorte, même si le film, l'épisode de la série, le clip, ne met pas en scène des guerriers, des superhéros, bref des personnages au corps exceptionnel. Non, l'exception est désormais la règle à l'écran : tous les acteurs se doivent de posséder le corps d'un Tom Cruise, au minimum, même s'ils officient dans un film « d'auteur » ou dans toute autre production où le costume n'est pas destiné à tomber ou à mettre en valeur ce dont il est l'ornement. Qu'on devine au moins ce corps sans défaut sous le costume – qui ne fait pas un (mauvais) pli.
*
Plutôt : qu'on ne devine pas ce corps, sous le costume, ou le jogging. De l'invisibilité comme signe de la présence occulte du muscle, de son efficace ; de la visibilité comme signe du relâchement charnel, de l'impuissance. Le seul corps qui puisse disputer au corps musclé l'accès au visible, la parousie, c'est le corps de l'obèse, comme sa pure et simple antithèse parodique. D'un côté, la sculpture économe, le coup de ciseau (la veine qui saille du biceps comme un tendon), de l'autre la boursouflure (la chair qui explose et fond comme le gremlin dans son four à micro-ondes). Où nous, pauvres spectateurs, pourrons-nous glisser notre corps, où, entre ces pôles joints, englués l'un à l'autre et sans espace intercalaire, trouverons-nous la place de loger notre chair mi-figue mi-raisin ?
*
Quand je confie ma réflexion, ma perplexité, mon agacement, à Carmela, sur cette normalisation (Foucault dirait plus justement : normation) des corps, elle me répond en riant : bienvenue dans le monde des femmes !
*
Je me souviens avec nostalgie du torse nu de Kirk Douglas dans les merveilleux films de Richard Fleischer, Les Vikings et 20000 lieues sous les mers ou dans le Spartacus de Kubrick. Un corps dont on imagine sans peine la puissance, et de fait ce corps réclama son tribut de chair fraîche dans sa roulotte sur le tournage du film de Kubrick, corps minotauresque mais d'autant plus humain, où la puissance du muscle (la largeur dudit torse) le disputait à l'impuissance de la chair (un ventre où ne paraissait pas la tablature abdominale où pointe aujourd'hui le moindre nombril hollywoodien), et cette contradiction, cette tension, internes au corps faisait éclater d'autant la nature sauvage, incivilisée, de la force. On a du mal à croire à la production de cette force par les corps hollywoodiens d'un Chris Hemsworth ou d'un Dwayne Johnson, même si ce sont des corps imposants, des corps gourmands, qui prennent toute la place à l'écran – d'où pourrait s'arracher la force dans ces corps tout d'un bloc ? À quel fonds souterrain, à quel fonds duplice, pourrait-elle puiser ? Ce sont des corps de poupées (des Ken), d'automates, ce sont des corps en plastique, dont on peut douter qu'ils aient faim et soient sexués. Qu'ils aient même une profondeur.
*
Et pourtant, me direz-vous, dans le trailer de Thor Love and Thunder, le vêtement de Thor choit en public à la suite d'un malencontreux claquement de doigt de Zeus (apparemment un vieillard digne de l'Ehpad réservé aux entités divines obsolètes), et les femmes, involontaires spectatrices du fulgurant bas-ventre (heureusement flouté), choient à leur tour dans les pommes (du Jardin des Hespérides, je gage). Seules la Walkyrie et Jane Foster (Natalie Portman), cette dernière métamorphosée en « Thoresse », déesse de la foudre porteuse du Mjolnir (l'ancien marteau de Thor, détruit par Hela dans un précédent opus de la fresque du « MCU ») rapetassé, profitent confortablement du spectacle, affalées sur leur siège et picorant les grains de raisin comme le spectateur de l'UGC son popcorn. Ce sont deux mondes féminins qui se partagent l'arène en l'occurrence : un monde encore très majoritaire de femmes effrayées, fascinées, par les attributs du Mâle, pomponnées, enjupées, minaudantes, comme il se doit, et obéissantes jusqu'au bout des ongles ; un monde minoritaire mais conquérant, sûr de lui, de femmes fringuées comme des hommes et occupant les mêmes emplois qu'eux (la « guerre » distribuant « jadis » les emplois les plus masculinisés), pas plus « soignées » que leurs « homologues » masculins et ne rechignant pas à en croquer ou à en consommer quelques échantillons à l'occasion. D'un côté, la femme célébrant un Dieu avec lequel elle n'a aucune propriété commune, dont elle ne peut ontologiquement supporter la vue, simple créature qu'elle est, confrontée au Créateur ; de l'autre, la femme prenant plaisir à être la voyeuse du corps ramené sur Terre et dénudé (qu'il soit mâle ou non, importe assez peu, en définitive, du moment qu'il réponde à la spécificité du désir ponctuel), qu'elle pourra consommer sur demande ou contre espèces sonnantes et trébuchantes (comme on disait dans le monde d'Avant). L'une des deux identités concurrentes est-elle préférable à l'autre ? L'une des deux a-t-elle même une identité qui lui soit propre, est-elle en soi une identité ? Dans tous les cas, l'une des identités constitue clairement la mise à jour, le variant, de l'autre, et, comme telle, est destinée à la supplanter.
*
Emmanuel Macron a été, comme prévu, élu Président de la République le 24 avril dernier. Il a remporté 58,55 % des suffrages face à Marine Le Pen qui en remporta de son côté 41,45%. Au premier tour les résultats avaient été les suivants : Macron : 27,85, Le Pen : 23,15, Mélenchon : 21,95, Zemmour : 7,07, ... Les Français ont choisi, comme d'habitude, et frileusement, le statu quo. Ce même si Jean-Luc Mélenchon ne perdit le premier tour qu'à quelque 400 000 voix près derrière Marine Le Pen. Qu'on puisse considérer le parti Les Insoumis comme un parti « extrémiste » renseigne sur l'inculture de la France en matière de pensée politique aujourd'hui. Dans le programme de ce parti, la seule mesure « radicale » consiste dans la mise en place d'une assemblée constituante, soit dans le recours à la puissance législatrice de la voix populaire. Que ce recours soit conçu comme un danger pour la « démocratie » ou encore la « république » montre combien le dogme libéral a été intériorisé : le peuple, ou la population, dans son intégralité, dans sa multitude, n'est pas capable de juger ce qui est bon pour lui ou elle. Il est besoin d' « experts », non pour gouverner, mais pour être gouvernés. Ah bon ? Mais experts de quoi, en quoi, tudieu ? De quoi faudrait-il être expert pour gouverner et, s'il en faut, n'y a-t-il pas une énorme quantité d'experts dans la multitude qui fait l'unité d'un pays ? Peut-être même bien plus compétents que les prétendus experts, malades de pouvoirs, qui nous gouvernent ? Remarques naïves, pire : populistes, trancheront doctement ceux qui votent pour le statu quo, qui prétendent ou croient savoir, alors qu'ils ferment les yeux depuis des lustres et ne veulent surtout pas les (r)ouvrir ; qu'on leur demande d'ouvrir les yeux, de les rouvrir (dans le meilleur des cas), ne serait-ce que pour un instant, suscitera de leur part une telle haine qu'elle trahit qu'ils ont vu mais refusent d'avoir vu. Ne sous-estimons pas la part de la peur voire de la pulsion de mort dans la nature du vote actuel, sous le masque de l'incrédulité ricanante. Même le vote est, en ce sens, sanitaire.
*
Je suis bien aise de n'avoir pas cédé aux passions tristes, en me contentant d'aller pêcher à la ligne lors du deuxième tour de l'élection présidentielle. Mon vote pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour n'était déjà qu'un pis-aller. Je mesure autour de moi combien le vote pour Emmanuel Macron a été pour bonne part irrationnel. On me concède volontiers que l'actuel président travaille pour les riches, qu'il en a les réflexes de classe, les évidences, qu'il est en train de détruire méthodiquement ce qui survivait de l'École, de l'Hôpital, en somme des services publics (la volonté idéologique de « réforme » du régime des retraites, lequel est pourtant à l'équilibre au plan financier et ne menace pas de dévisser), etc. mais on vote quand même pour lui... Pour l'homme, m'explique-t-on. L'homme ??? Mes aïeux, c'est un de ces playmobils produits par l'enseignement privé, un de ces vieux garçons de 40 ans bien peignés, à polo rose et pantalon de toile beige, qui va crânement en vacances à La Baule ! D'où le ridicule de ces photos « volées » où l'on « surprend » le Président en jogging de rappeur, mal rasé, la fermeture éclair ouverte sur un poitrail qu'on ne lui soupçonnait pas : saperlotte, Manu il est poilu ! J'imagine le nombre d'électeurs/trices qui ont voluptueusement tourné de l'œil à la vision de la fourrure présidentielle.
*
Je tombe en pleine nuit sur une vidéo d'entretien avec Aude Lancelin1, l'ancienne journaliste de L'Obs', agrégée de philosophie, qui n'hésite pas à mener l'aventure des médias alternatifs pour donner de la voix. Une des rares voix qui me retiennent. Elle revient, à la demande d'Olivier Berruyer, sur les raisons de son licenciement de L'Obs'. Tout commence et se finit avec le billet qu'elle rédige sur le site du magazine, concernant la méprise de Bernard-Henri Lévy sur l'existence du fameux Jean-Baptiste Botul. « BHL » avait en effet, rappelons-nous le dramatique épisode, convoqué le philosophe imaginaire à l'occasion d'une conférence donnée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, en 2009, conférence sobrement intitulée De la guerre en philosophie. Dans le propos plein d'esprit, puis dans le livre indispensable qui lui succédait, BHL réglait enfin son compte à une théorie de penseurs mineurs comme Marx, « cet autre penseur inutile, cette autre source d'aveuglement », ou Kant, « ce fou furieux de la pensée, cet enragé du concept (…) le philosophe sans corps et sans vie par excellence »2, en s'autorisant pour ce faire des travaux de Botul, notamment de sa Vie sexuelle d'Emmanuel Kant. Ach ! se fût lamenté le philosophe de Königsberg, notre penseur préféré (BHL, pas Kant, même si Kant est bien le philosophe de Königsberg) avait été la malheureuse victime, parmi tant d'autres, de la blague de potaches du Canard enchaîné, certes doués, qui étaient à l'origine du petit livre publié aux éditions Mille et Une Nuits. Une recherche de quelques secondes à peine eût suffi au (grand) philosophe pour soupçonner l'auteur de Landru, précurseur du féminisme, de n'être qu'un pur produit de la fabulation éditoriale, comme le fait remarquer judicieusement Aude Lancelin... Las ! Notre moraliste national avait eu, très certainement, fort à faire (une guerre à déclencher en Asie, un one-man-show autobiographique à interpréter à Berlin ou à Bailleul, ...), et le billet, à peine publié, déclencha un rire d'ampleur mondiale (il faut dire que Bernard, comme l'appellent ses (nombreux) amis, n'est pas économe de son temps pour livrer les fruits de sa précieuse réflexion aux médias internationaux toujours soucieux d'apprendre). Apparemment, le philosophe-journaliste(-dramaturge-...) goûta assez peu d'être convaincu de non-vérification des sources (pour le dire hygrométriquement). Et la journaliste de L'Obs' d'être, comme il est logique, tancée sans délai par les hiérarques de l'hebdomadaire, placardisée, taxée d'antisémitisme par les politiques, ambassadeurs (Élie Barnavi), éditorialistes, … de tous poils volant au secours de la victime terrassée par l'ignominieuse accusation, « livrée aux chiens », selon l'heureuse formule de Ségolène Royal dans Le Monde.
*
Trêve de plaisanterie. Bernard-Henri Lévy, le sait-on assez ?, n'a aucune existence universitaire3, académique, il serait mal venu, même pour un élève de terminale, de le citer dans une copie – le correcteur serait d'abord surpris par une référence aussi rare, il en relèverait presque aussitôt le caractère incongru qu'il pardonnerait ensuite à la jeunesse du candidat –, il n'existe par conséquent que par les médias audiovisuels, les magazines, qui le font exister par le miracle, le fiat, de la parole performative : comme les médias officiels présentent Bernard-Henri Lévy comme un philosophe, et un philosophe de premier plan de surcroît, c'est qu'il en est un. Réellement. Soit. Je me demande souvent si les auteurs de cette parole performative en sont aussi les dupes, s'ils y croient, à ce qu'ils chantent... J'en ai malheureusement l'impression, à en juger par les postures de soumission dont un Yann Moix, lecteur transgressif (à ses yeux tout d'abord), volontiers belliqueux, use auprès de son maître. Nicolas Sarkozy, voire François Mitterrand (un faux lettré, donc ?), ne firent pas mieux en leur temps, accordant une importance exubérante à cette tique de la vie intellectuelle, culturelle plutôt, qui la parasite et l'empoisonne depuis plus de 40 ans maintenant.
*
Aude Lancelin mentionne un dîner organisé par le gauchiste François Rebsamen en 2012, réunissant les grands patrons français autour du candidat François Hollande. Et l'insistance de ceux-là auprès de celui-ci pour qu'il fasse entrer dans le futur gouvernement, dit « socialiste », leur poulain, un certain Emmanuel Macron. La formule de la journaliste me frappe : la présidence de François Hollande ne fut donc qu'un moment du gouvernement économique du jeune Macron, lequel aura tenu les cordons de la bourse pendant plus de 15 ans – à la fin de la séquence politique qui commence... Dans quel état la France en sortira-t-elle ? Je ne reviendrai pas sur les exemples concrets, irréfutables, qu'Aude Lancelin donne plus généralement de l'ingérence (le mot est faible) des patrons milliardaires dans les médias écrits, audiovisuels, du pays. C'est connu, documenté, mais il ne faut pas se lasser de le rappeler aux naïfs (ou aux autruches) qui croient encore que Le Monde (par exemple) est un organe d' « information » « neutre » ou « objectif ». Vincent Bolloré est un des noms de cette pratique financiaro-idéologique, laquelle explique en partie le climat politique délétère dans lequel nous nous débattons4. La mutilation d'Europe 1 un exemple récent, manifeste, de cette pratique.
*
J'allais oublier une scène digne d'une politique-fiction. D'une mauvaise série à la House of Cards. Une « productrice » avait conseillé à Aude Lancelin, avant la publication du billet qui la condamna définitivement auprès des grands médias français, de « se choisir un mentor » pour lancer une carrière commencée sous d'heureux auspices. Elle lui avait ainsi proposé d'intercéder en sa faveur auprès de François Pinault. Tu vois, tu fais un beau papier sur lui, son amour de la Bretagne, …
*
Des corps profonds, Carmela et moi avons eu tout le loisir d'en sonder, d'en autopsier, grâce au dernier film de Cronenberg, Crimes of the future. Le couple joué à l'écran par Viggo Mortensen et Léa Seydoux est devenu légendaire grâce aux performances artistiques où Saul Tenser, ayant cultivé un nouvel organe dans les cavités de son abdomen, se confie aux gestes créateurs mais néanmoins chirurgicaux de Caprice – qui sculpte à domicile la sympathique tumeur in utero, si j'ose dire, puis l'extrait au Musée lors d'un spectacle en grandes pompes, via une anesthésie locale qui permet à Saul, le jardinier, de profiter de la floraison au grand jour de son nouveau bulbe. Le public, lui-même bodysculpté, n'en perd pas une miette. Surgery is the new sex, murmure Timlin (Kristen Stewart) à l'oreille d'un Saul un peu parti... Il répondra plus tard dans le film qu'il n'est pas doué pour le old sex quand Timlin s'encanaillera à vouloir faire perdurer les vieilles pratiques. Entre-temps, un enfant est étouffé par sa mère après qu'elle l'a regardé dévorer une corbeille en plastique dans un déluge de bave digne des meilleurs moments de manducation de La Mouche. L'enfant, apprendra-t-on, était comme le messie d'un groupuscule « terroriste » de mangeurs de tablettes de plastique, puisque le premier être vivant, naturel, non modifié, à pouvoir l'ingérer – le plastique. Saul a quant à lui de plus en plus de difficulté à faire descendre les aliments synthétiques au fond de sa gorge, malgré la chaise toutes d'os, de clavicules enchevêtrées (comme dans les meilleurs tableaux de Zdzisław Beksiński), qui, greffée à lui, le masse de l'intérieur, ou à dormir dans des caissons tout aussi vivants, organiques, que ladite chaise digestive. Bon bon bon. David ne s'est pas calmé, malgré tous les films inutiles tournés depuis Spider (inclus). La new flesh suppure, indure, encore. C'est heureux. Mais que nous montre ce voyant revenu d'entre les morts ?
*
Que la new flesh n'a plus véritablement d'aura, qu'elle ne rayonne plus, contrairement aux pouvoirs dont elle était douée dans Videodrome, où la chair se faisait image, indécidait le corps et sa représentation, faisait de toute représentation la présentation du corps même ; que le plaisir n'est plus dans la connexion du corps à la matière, au cuir, au métal, à ses accidents, comme dans Crash ; qu'elle ne hulule plus, ne stridule, ne volète, plus, fourmillante, infatigable vie, comme dans The Naked Lunch ; etc. La new flesh est curieusement frappée de péremption, bombinante (sa dernière lueur de vie), comme un morceau de hachis de cheval sur le comptoir d'une boucherie abandonnée, témoin le monde dans lequel elle pousse ses ultimes tumeurs violâtres – un monde industriel rouillé, où la révolution informatique-numérique n'a pas eu lieu. Pour quoi il ne reste plus à cette old flesh qu'à se nourrir des restes, des déchets, de ce « monde », un entrepôt éventré, qui ne crée, ne produit, plus, mais se répète dans une usure interminable.
*
Corps isolé, insulé, recroquevillé sur son auto-digestion. Fasciné par la disparition de sa chair.
*
Comme dans la belle quatrième saison de Stranger Things des frères Duffer, où l'une des adolescentes, Max, est sauvée du Mal par la merveilleuse chanson de Kate Bush, Running up that Hill, laquelle ouvre littéralement un portail dans l'Enfer incarnat vers un Réel ensoleillé, c'est la musique de l'immense Howard Shore qui offre au film de Cronenberg ses derniers signes vitaux. Mais, comme chez Boards of Canada, le son vient de loin, comme d'une radio sous-marine émettant encore après la disparition de la civilisation atlante. Et encore et toujours, ce sont les eighties qui modulent leurs fréquences en boucles pendant que Robert Englund court dans les rues d'Elm Street en agitant ses bras de poulpe géant.
*
« Est de gauche (…) tout refus, même partiel, de ce qui est (…) Tout acte de gauche a ce sens : il est le refus d'une limite établie (…) L'inégalité est trop grande de ce qui est au refus qu'on tente d'y opposer. Les choses sont réactionnaires »5. La Droite est acceptation du Réel, ratification de la chose comme elle-même, la Gauche refus, négation, bouleversement... Au sens particulier que ce grand écrivain méconnu qu'est Dionys Mascolo, un des rares qui respirent le même oxygène excessivement pur qu'une Simone Weil ou un Maurice Blanchot, donne au mot, notre époque est paradoxalement à gauche. Nous ne faisons aujourd'hui que refuser. Refuser le patrimonialisme maurassien d'un côté ; refuser le vitalisme déconstructeur de l'autre. Deux fronts de refus qui s'alimentent l'un à l'autre sur le fond d'une polémique sur une laïcité délirée. Mascolo précisait que le révolutionnaire ne se dit, ne se vit, jamais de gauche, et que, de toute façon, le concept de « gauche » est un concept sans contenu – que ce qu'il refuse. Aussi l'homme de gauche est-il un bourgeois qui s'ignore ou fait mine de s'ignorer. Le révolutionnaire quant à lui affirme. Sans se soucier d'être à/de droite comme à/de gauche. Cette affirmation est bien évidemment la négation (mais elle n'en a cure) de l' « en même temps » d'un régime qui n'a rien à refuser ni à affirmer – sauf sa simple reconduction et la reconduction de l'état de fait. Authentique régime de Droite, d'une étincelante pureté.
*
Que pouvons-nous affirmer ? À quoi dire Oui ? Quel Oui formera notre fiat lux ? Quel Oui nous agira ?
*
Eleonora, ma princesse, a fêté hier son huitième anniversaire, dans une de ces animaleries pour enfants, un de ces cubes géants tendus de passerelles de cordes, bombardés de billes de plastique comme un accélérateur de particules, qu'on trouve aux périphéries des grandes villes, dans de vrais no man's lands post-industriels. Elle avait invité une dizaine d'ami(e)s, outre son petit-frère. Pendant 4 heures, Carmela et moi avons supporté l'atroce boucan mais aussi admiré la formidable, l'inépuisable, énergie dont sont capables les enfants lorsqu'ils sont laissés à leur simple effusion.
*
Oui, la new flesh est périmée. C'est indéniable. Elle pourrit d'une pourriture qui devient suave à force de se raffiner. Mais justement. Quelque chose de nouveau, de jeune, arrive. Doit arriver. Va arriver. Je veux le croire.
*
Un mutant qui bouffe du plastique ? Bah...

Agrandissement : Illustration 1

1https://www.youtube.com/watch?v=i_RQKug3yWQ
2J'emprunte ces citations de BHL au truculent article d'Aude Lancelin : https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20100208.BIB4886/bhl-en-flagrant-delire-l-affaire-botul.html
3Tout comme Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Raphaël Enthoven, Vincent Cespédès, Alexandre Jollien, Frédéric Lenoir, Charles Pépin, André Comte-Sponville, Luc Ferry, …
4Sur V. Bolloré le documentaire de Mediapart, Media Crash, est sans appel. Il est amusant, dans de pareilles outrancières conditions, de lire aujourd'hui l'entretien avec Pascal Praud louant l'amour de la « liberté d'expression » de son employeur.
5Dionys Mascolo, Sur le sens et l'usage du mot « gauche », Lignes poche, p. 32-35. L'écrivain souligne.